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Deux grèves atypiques en 1917 et 1918
Le 2 juin 1917 la grève ou plus exactement la suspension du travail pendant deux heures est l’œuvre d’ouvriers terrassiers indigènes algériens du groupement de la Société des usines de Frayol au Teil. Un travailleur algérien numéro..., qui n’a pas reçu à la solde de mai une grati cation de 5 francs qui lui avait été allouée en mars et en avril, incite ses camarades à refuser toute activité. Suite à l’intervention du chef de groupement, tous reprennent le travail sauf celui à l’origine de cet arrêt momentané qui a été isolé. Le chef de groupement demande son renvoi au dépôt des travailleurs coloniaux à Marseille ainsi que celui du terrassier numéro... qui, dans la soirée du 1er juin, aurait tenté d’asséner un coup de pelle au contremaître.
Ces deux grèves permettent de voir les deux types de travailleurs auxquels le gouvernement fait appel pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre française en lien avec la mobilisation générale.
Elles diffèrent du modèle habituel par l’origine géographique du personnel qui cesse le travail.
Le 7 août 1918, 55 ouvriers étrangers - 54 Espagnols et 1 Grec - de l’entreprise Collet-Drouard de Rouen employés à la réfection de la voie PLM rive droite sur la commune de Soyons se mettent en grève, une grève qui se déroulera sans incident. Payés à la tâche, ils demandent une augmentation sensible des salaires. La Cie PLM refuse et les invite à reprendre le travail aux anciennes conditions, ce qui est le cas le 12 août pour 28 Espagnols et le Grec et le 13 pour 4 Espagnols. Les grévistes restants se sont rendus dans le Midi pour être employés à d’autres travaux en attendant l’époque des vendanges.
Le mouvement du 2 juin 1917 est dû à des travailleurs coloniaux auxquels sont rattachés les Chinois après un accord avec le gouvernement de Pékin. Les Algériens sont les plus nombreux, près de 80 000, les Marocains 35 000, les Tunisiens 18 500, les Indochinois 49 000, les Chinois 37 000, les Malgaches 5 500... Tous ces « exotiques », ainsi dénommés parfois, sont environ 250 000. Ils sont employés principalement dans les industries de guerre, mais aussi dans les mines, le transport, les travaux de terrassement soit dans des activités peu ou pas quali ées comme les travailleurs étrangers.
Ces travailleurs étrangers, ou « main-d’œuvre blanche » aussi nombreux que les coloniaux, viennent surtout des pays limitrophes de la France : Espagnols (plus de 100 000, souvent employés dans l’agriculture), Portugais, Italiens, Grecs (plus de 20 000)... S’ils sont contrôlés à leur arrivée en France, hébergés dans des centres ou des dépôts, assujettis à la possession d’une carte d’identité spéci que à partir d’avril 1917, ils sont relativement libres. Ainsi ces Européens ont un statut civil et des contrats négociés par leurs gouvernements avec le gouvernement français.
A l’opposé, les coloniaux à leur arrivée sont conduits à Marseille où s’enchaînent visite médicale et immatriculation : ils deviennent des numéros. Ces travailleurs sont surveillés : contrôle postal..., renfermés dans des baraques de dépôts et camps situés à la périphérie des villes. Groupés pour le travail - ce qui favorise semble-t-il de meilleurs rendements - et l’hébergement en fonction de leur origine géographique, leurs conditions de vie sont dif ciles. Le repli de « chaque communauté » sur elle-même : cafés, fêtes propres à chaque groupe, a pour objectif de minimiser les rapports avec les Français d’autant plus que les incidents se multiplient à partir de 1917. L’inquiétude des autorités hexagonales porte sur les rapports con ictuels entre les ouvriers français et les coloniaux parfois utilisés comme briseurs de grève et plus encore sur les relations entre ces coloniaux et les Françaises à qui toute union est déconseillée. En conséquence, dès la n 1918, ils sont rapatriés sauf les travailleurs libres, exemple des Algériens, venus avant 1916.
La France a donc mis en place dès septembre 1915 une commission interministérielle de la main- d’œuvre immigrée xant les conditions d’embauche, les formes des contrats de travail. A n de contrôler et gérer cette main-d’œuvre, trois organes sont créés entre 1915 et 1917 sous la tutelle des ministères de l’Agriculture, de la Guerre et du Travail, ce dernier s’imposant progressivement dans la conduite de la politique d’immigration. Début 1916 le service de la main-d’œuvre coloniale et chinoise est rattaché à la Direction des troupes coloniales du ministère de la Guerre. Organe militarisé, il comprend plusieurs sections correspondant chacune à une « race » de travailleurs. Il dispose de commandements régionaux qui gèrent les « groupements de travailleurs ». Le service de la main-d’œuvre étrangère qui dépendait d’abord du sous- secrétariat d’Etat de l’Artillerie et de l’Armement passe en janvier 1918 sous le ministère du Travail. En n le troisième organe est le service de la main-d’œuvre agricole.
Dans un contexte de colonisation assumée, pendant la Grande Guerre la politique d’immigration de la France est fondée sur la notion de « race », d’où des différences sensibles entre les statuts des travailleurs coloniaux et étrangers. L’immigration de ces derniers est souhaitée aux lendemains de la guerre a n d’accélérer la reconstruction de la France.
Alain MARTINOT Sources : AD07, 10 M 82.
37 Cahier de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent n°139, 2018