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Des tensions propres à l’Ardèche ?
La réponse est clairement non. Paul J. Bailey avan- ce le chiffre, entre 1916 et 1918, de vingt-cinq émeutes ou grèves chinoises (42) en France et quand on en fait l’anamnèse, on retrouve les mêmes causes que celles repérées lors des accès de  èvre ardéchois. Les condi- tions de vie ou de travail sont souvent à l’origine de ces protestations. En juillet 1917, près de Dunkerque, à Leffrincoucke, dans les Aciéries de Firminy, où 475 ouvriers chinois étaient employés, ce furent l’insuf-  sance de nourriture et la peur des bombardements qui furent la cause d’un arrêt du travail. Sans oublier, l’interdiction qui leur était faite de pénétrer dans Dun- kerque. Le tribunal de la cité de Jean Bart prononcera des peines de un à trois ans de prison contre les insti- gateurs du mouvement. Une répression qui ne passera pas puisqu’au mois de septembre une mutinerie se dé- clenchera. Des gendarmes seront lapidés et un ouvrier chinois succombera (43). De la même manière, la pres- se ou les archives de l’époque rapportent de nombreu- ses tensions avec les populations locales qui ont pu dé- boucher sur de violentes échauffourées. A Saint-Yorre, le 25 avril 1918, une boulangerie, en conformité avec la loi, ayant refusé de vendre du pain à un ouvrier chinois, fut mise à sac par celui-ci et vingt-quatre de ses ca- marades appelés à la rescousse. A La Seyne le 14 mai 1918, une querelle entre un Chinois et un habitant en-  amma la ville. Le cantonnement chinois fut caillassé par une foule en colère. En dépit de l’intervention de la troupe, un Chinois fut jeté à la mer, un autre fut blessé à la face avec une bouteille, un troisième jeté dans une barque et frappé à coups d’aviron (44).
tentant de rapprocher cette poussée aversive de la tragédie du Pouzin. Toutes deux ont pour théâtre une salle de cinéma comme si l’idée même de partager des loisirs, des rêves, une part de culture occidentale était insupportable à un certain nombre.
On constate, à l’instar de ce qui se déroula en Ardèche, des faits de violence liés à des mésententes, soit au sein même de la communauté chinoise, soit avec l’encadrement. Dans la nuit du 18 au 19 novembre 1917, dans l’ancien département de Seine-et-Oise, à la poudrerie du Bouchet, une discussion autour d’une partie de baccara dégénéra. Une trentaine de travailleurs coloniaux s’expliqua à coups de couteau. Bilan : un mort, Tchang Yang. Un des Chinois déférés devant le Conseil de guerre de Paris pour répondre de cet acte, proposera un tirage au sort parmi les sept accusés pour savoir lequel donnera sa vie en échange (47). Quelques mois plus tard, au mois de mai 1919, une rixe entre deux ouvriers de l’usine à gaz du quai de Passy  t un mort. En octobre 1919, au camp de Pontanezen, une cinquantaine d’ouvriers investirent le logement du surveillant Ma Sing Ou, pour le taillader au couteau. La victime ne survivra pas à ses blessures (48).
Un siècle a passé et la présence ouvrière chinoise en Ardèche, durant la Grande Guerre, est aujourd’hui largement oubliée. Les explications en sont multiples. Ces hommes étaient peu audibles étant donné le barrage de la langue. De plus, ils étaient souvent peu instruits et n’ont, de ce fait, pu laisser de témoignages écrits. Qu’aurait-on pu lire dans leurs récits ? L’amertume de ceux qui aspiraient à une nouvelle vie pleine de promesses, la rancœur de ceux qui, a contrario, connurent lestravauxépuisantssanslamoindrereconnaissanceet étaient révocables à merci, le sentiment de révolte de ceux qui virent certains de leurs camarades succomber à des poussées de violences à caractère racialiste ou être livrés, sans réelle possibilité de se défendre, à la justice civile ou militaire ? Le travail de l’historien est rendu plus ardu encore par la censure de la presse qui prescrivait de taire le plus possible les tensions avec la population locale ou les réticences de ces ouvriers face aux conditions de travail que l’on voulait leur imposer. Il ne fallait pas offrir de sujets de propagande aux puissances centrales. Les contentieux, bien réels, avec la population locale, sont peut-être également à l’origine d’un refoulement mémoriel qui eut pour conséquence l’oblitération de la participation à l’effort de guerre de ces hommes, de leur contribution à l’industrialisation et la modernisation de l’Ardèche.
43. Nicolas Fournier, Les travailleurs chinois à Dunkerque entre 1917 et 1921, Archives de Dunkerque, 2005, p. 10. 44. AN, BB/18/2604 873 A 8 : dossier La Seyne.
45. Rapport du préfet et délibérations du Conseil général de l’Aisne, 1919.
46. Ouest-Eclair du 8 mai 1919.
En juillet 1918, des rixes éclatèrent à Hymont, dans les Vosges, la population civile n’acceptant pas les sorties nocturnes des travailleurs chinois. Dans le canton de La Fère, dans l’Aisne, si l’on en croit le conseiller général Maguin, il semble que la cohabitation soit devenue extrêmement dif cile. L’élu se plaignait en 1919 du climat de terreur que faisait régner les ouvriers chinois décrits comme voleurs, chapardeurs, armés, s’entraînant à tirer dans les bois et les campagnes environnantes (45).
A Equeurdreville, près de Cherbourg, en 1919, le marin Truffert, accompagné de deux camarades,  t le coup de poing au cinématographe à l’encontre d’un Chinois qui assistait à une projection. A la sortie de la séance, les compatriotes de ce dernier attendaient les trois hommes et réglèrent leurs comptes. Truffert fut grièvement blessé à coups de couteau et transporté en urgence à l’hôpital maritime (46). Il est bien sûr
 42. Paul J. Bailey, « Le recrutement de main-d’œuvre à destination de France et de Grande Bretagne » in Encyclopédie de la diaspora chinoise sous la direction de Lynn Pan, éd. du Paci que, 2000, p. 65.
47. Le Matin du 13 janvier 1918. Cette remarque peut être rapprochée d’une pratique caractéristique du système juridique chinois : le recours au criminel de substitution. On pouvait ainsi s’offrir un remplaçant pour ne pas porter la cangue ou pour échapper à une peine de prison voire même à la peine capitale.
48. La Presse du 16 octobre 1919.
35 Cahier de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent n°139, 2018





















































































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