Page 36 - matp
P. 36
pistolet. Il faut aussi se représenter le déboussolement de ces jeunes hommes accoutumés à un système judi- ciaire dans lequel le mandarin était à la fois procureur et juge, se retrouvant dans un prétoire français.
Permanence et exacerbation des tensions
Au mois de janvier 1918, les autorités envisagèrent de renvoyer le détachement de troupes arrivé en renfort en décembre 1917 au Pouzin. Aussitôt, le directeur des hauts fourneaux Horme et Buire s’en inquiéta auprès du préfet. Selon lui, dès lors que l’étau se desserrerait, de nouveaux dérapages, de nouvelles altercations seraient à craindre. D’autant qu’avec le printemps, il prévoyait le recrutement de cent travailleurs chinois supplémentaires auxquels il voulait adjoindre cent ouvriers polonais (37). Un pessimisme partagé par le capitaine Bournier, commandant la 15ème légion de gendarmerie. La brigade de gendarmerie forte de ses six unités ne pouvait suf re à superviser les mille salariés de cette usine. Son rapport transmis au préfet est sans ambiguïté aucune : « Non seulement, il est à craindre qu’à défaut d’un service d’ordre imposant, des incidents tels que ceux qui ont eu pour conséquence le meurtre d’un ouvrier chinois en décembre 1917 se renouvellent, la population du pays, les ouvriers français mobilisés à l’usine ne vivant toujours pas en bons termes avec les travailleurs coloniaux, mais il faut envisager aussi que la restriction du pain va déterminer un certain mécontentement parmi tout ce personnel et que des troubles peuvent survenir, auxquels il faudra parer de toute nécessité » (38).
En vérité, la mort de Hoang Yen Tsen, « son voyage sans retour », hantait les esprits et le climat restait très tendu. Pour preuve, cette nouvelle rixe opposant ouvriers français et chinois quelques mois plus tard. Les ouvriers chinois s’emparèrent de deux hommes soupçonnés de compter parmi leurs opposants et les emmenèrent dans un lieu à l’écart, à la nuit tombée. Là, si l’on en croit la presse de l’époque (39), ils furent ligotés, suspendus à un arbre, puis molestés à coups de poing, de pied et de bâton. On leur tordit les bras, les jambes, des cheveux leur furent arrachés. Leurs ventres mis à nu furent piqués de coups de poignards et leurs oreilles mordues. Abandonnés à leur sort, ils ne durent leur salut qu’à des camarades passant à proximité. Les sept ouvriers chinois incriminés ne tardèrent pas à être arrêtés et déférés devant le Conseil de guerre de Grenoble où ils écopèrent de peines oscillant de unàdeuxansdeprisonetàdesamendesde50à100 francs. On pourrait s’étonner de la sévérité des peines prononcer mais il semble que cela fut la règle en ce qui concerne la justice militaire. Toujours la même volonté d’éradiquer toute forme de contagion contestataire.
Pas sûr, cependant, que la blessure causée par le décès de Hoang se refermât ainsi.
En atteste ce nouvel embrasement, le 31 juillet 1918. Ce jour-là, une émeute survint une fois encore au Pouzin parmi le personnel de l’usine Horme et Buire. A l’origine de cette explosion sociale, un différend opposant Ou Tcheng Yu (matricule n°15625) et un contremaître. Ce dernier af rma avoir reçu un coup de pelle du précédent. Catalogué comme une forte tête, il fut aussitôt présenté au lieutenant Pettelat, commandant le groupement. La décision ne traîna pas et Ou Tcheng Yu fut mis en prison, non sans crier à l’injustice. Au point d’ameuter ses compatriotes et d’aller jusqu’à simuler une tentative de suicide avec sa ceinture. On t alors appeler le caporal Ettelin, qui faisait of ce d’interprète. Mauvaise idée. Le détenu l’accusa d’être à l’origine de sa punition. Les esprits s’échauffaient de plus en plus. Le lieutenant Pettelat n’eut plus d’autre solution que de renvoyer Ettelin dans ses foyers, pensant sans doute que cela suf rait à restaurer le calme. Espoir de courte durée, car le tumulte reprit le soir même. Ce fut l’interprète chinois Liou Wei Sia qui fut cette fois ciblé et qui essuya des jets de briques. Sur ces entrefaites, une quarantaine d’ouvriers parvinrent à s’extraire du quartier chinois. Ils furent rejoints par d’autres ouvriers chinois employés à la poudrerie et partirent à la recherche d’Ettelin avec la ferme intention de le corriger. Ils ne l’atteindront pas. En revanche, il en coûtera à ceux qui croiseront leur chemin. L’in rmier Cotta sera blessé à coups de pierres. Plusieurs vitres de la maison d’une dame Assaut voleront en éclats. Des ouvriers de la rme « La Vallée du Rhône » se verront dérober plusieurs outils (marteau, ciseau à bois) (40).
En réalité, d’apaisement, on ne parlera réellement qu’après le 10 août 1918. Entretemps, la décision de traduire Ou Tchang Yu en Conseil de guerre avait été prise, le transfert sur Marseille de cinq meneurs (Ly Tche Tsing, Fong Ching, Ly Yu Lung, Ouang Yang Kiang, Sia Hoa) avait aussi été acté. Le plus âgé avait 31 ans et le plus jeune 23 ans.
Ces décisions pré guraient les instructions d’Edouard Ignace, sous-secrétaire d’Etat de la Justice militaire. D’après celui-ci, il fallait faire preuve à la fois de tempérance et d’intransigeance. Littéralement, il convenait « de ne pas perdre de vue que les ouvriers chinois étant pour la plupart ignorants de nos lois et de nos coutumes, (ils) peuvent ne pas avoir envisagé tou- tes les conséquences d’un acte d’indiscipline commis le plus souvent par esprit de solidarité ; il importe dans ce cas, de discerner les véritables fauteurs de troubles sur lesquels doit s’exercer toute la sévérité de la loi » (41).
37. AD07, 4 M 134 : lettre du directeur de l’usine Horme et Buire au préfet de l’Ardèche datée du 23 janvier 1918. 38. Ibid. : rapport du capitaine Bournier daté du 26 janvier 1918.
39. La Croix de l’Ardèche du 9 juin 1918.
40. AD07, 1 M 339 : rapport du gendarme Jourdan, commandant la brigade du Pouzin, daté du 5 août 1918.
41. Bulletin of ciel des ministères de la Guerre, octobre 1918, p. 1375. Cahier de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent n°139, 2018 34