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mais orientant les conduites de certains acteurs ». Ils dé nissent ce processus « comme un ensemble de pra- tiques et de représentations, qui a puissamment contri- bué à maintenir les travailleurs migrants des canton- nements loin des regards extérieurs, de l’isolement à l’oubli » (33).
De cette chape liberticide, des ouvriers célestes voulurent s’affranchir. Le samedi 1er décembre 1917, une trentaine d’entre eux se présenta devant le cinéma, rue du marché, dans l’intention d’assister à la projection d’un  lm. Une bousculade se produisit. Son motif : la préséance dans la salle de cinéma. Le ton monta. Les Chinois furent traités de fainéants, de salauds. L’algarade vira très vite à la bagarre. On chercha à arracher les râteliers de la salle pour en faire des armes, on sortit cannes et bâtons. Le gérant du cinéma n’eut d’autre solution que de faire évacuer les lieux mais cela ne tarit en rien le contentieux. Les injures, les invectives continuèrent de fuser. Les affrontements s’intensi èrent dans la rue, des courses-poursuites s’engagèrent à travers la ville. A l’issue de l’une d’entre elles, vers 20 heures, un adolescent âgé de 17 ans, Simon Dorel, sortit un revolver browning et tira en direction des ouvriers chinois, touchant mortellement Houang Tsen Yen, un manœuvre de 25 ans, originaire de la province de Kiang-sou. La balle de 7 mm alla se loger sous le mamelon droit de la victime et la mort, par asphyxie et par hémorragie, fut quasi instantanée. Son cadavre fut aussitôt transporté dans un tombereau vers l’in rmerie de la fonderie, où une veille s’organisa.
Le médecin légiste, François Bire, dut se conformer aux rites bouddhistes. Il renonça, par conséquent, à toute autopsie, synonyme de sacrilège, et se contenta d’un simple examen du corps, après avoir longuement parlementé, car on craignait un embrasement de la situation. L’indignation, l’excitation de la communauté chinoise loin de s’estomper, redoublait. Aussi, décida- t-on de faire venir un détachement de troupes et de renvoyer quarante-cinq Chinois sur Marseille, notamment ceux qui avaient relevé la victime, les plus remontés et surtout les témoins de première importance. Une façon de chloroformer toute velléité de sédition. Pendant ce temps, l’enquête suivait son cours et le meurtrier ne tarda pas à être interpellé, l’arme du crime retrouvée. Le tireur l’avait cachée dans un souterrain près de son domicile. Il allait être poursuivi pour homicide volontaire et port d’arme prohibée.
La lecture du dossier d’instruction ne laisse pas d’être édi ante. Dif cile, de fait, de ne pas constater une instruction à décharge tant il apparaît que l’on s’efforçât de trouver des circonstances atténuantes à Simon Dorel. On commença par pointer du doigt l’attitude des Chinois. Voici, par exemple, ce que déclarait Charles Pettit, chef des groupements de travailleurs chinois du Pouzin : « Les ouvriers chinois ont commencé par être beaucoup trop bien reçus par la population. Avec leur caractère oriental, ils ont confondu bonté et faiblesse et peu à peu, ils se sont crus tout permis. Ils sont arrivés à molester la population qui, de son côté, s’est crue en droit de prendre des mesures de défense » (34).
      Café Faure
Maisons
   Passerelle
Ouvèze
Route Nationale
A B
Place du Marché
C
Légende
A : Lieu où se tenait l’accusé
  Maisons
Rhône
Cinéma
Maisons
au début de la bagarre
B : Endroit où il se trouvait après la poursuite de ses camarades
par les ouvriers chinois
C : Lieu du décès de la victime Fuite du suspect
  Maisons
Mairie
  Croquis de reconstitution réalisé par le juge d’instruction le 3 décembre 1917 (d’après original)
 33. François Duchene (dir.) et Jérôme Godard, De l’isolement à l’oubli, le cantonnement des travailleurs allogènes. Relégation ur- baine, environnementale, citoyenne et occultation mémorielle dans les territoires de l’industrie chimique lyonnaise et roussillonnaise, octobre 2008, p. 27.
34. AD07, 2 U 225 : Cour d’Assises, dossier n°4974, témoignage de Charles Pettit en date du 18 décembre 1917. Cahier de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent n°139, 2018 32








































































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