Page 120 - Les Misérables - Tome I - Fantine
P. 120

ou de Turcaret métamorphosé en Priape. Ils avaient robustement secoué le
                  grand filet balançoire attaché aux deux châtaigniers célébrés par l’abbé de
                  Bernis. Tout en y balançant ces belles l’une après l’autre, ce qui faisait,
                  parmi les rires universels, des plis de jupe envolée où Greuze eût trouvé
                  son  compte,  le  Toulousain  Tholomyès,  quelque  peu  espagnol,  Toulouse
                  est cousine de Tolosa, chantait, sur une mélopée mélancolique, la vieille
                  chanson gallega probablement inspirée par quelque belle fille lancée à toute
                  volée sur une corde entre deux arbres :
                    Soy de Badajoz.
                    Amor me llama.
                    Toda mi alma
                    Es en mi ojos
                    Porque enseñas
                    A tus piernas.
                     Fantine seule refusa de se balancer.
                     – Je n’aime pas qu’on ait du genre comme ça, murmura assez aigrement
                  Favourite.
                     Les ânes quittés, joie nouvelle ; on passa la Seine en bateau, et de Passy,
                  à pied, ils gagnèrent la barrière de l’Étoile. Ils étaient, on s’en souvient,
                  debout depuis cinq heures du matin ; mais, bah ! il n’y a pas de lassitude
                  le  dimanche,  disait  Favourite  ;  le  dimanche,  la  fatigue  ne  travaille  pas.
                  Vers trois heures les quatre couples, effarés de bonheur, dégringolaient aux
                  montagnes russes, édifice singulier qui occupait alors les hauteurs Beaujon
                  et dont on apercevait la ligne serpentante au-dessus des arbres des Champs-
                  Élysées.
                     De temps en temps Favourite s’écriait :
                     – Et la surprise ? je demande la surprise.
                     – Patience, répondait Tholomyès.

                                                     V
                                          Chez Bombarda



                     Les montagnes russes épuisées, on avait songé au dîner ; et le radieux
                  huitain, enfin un peu las, s’était échoué au cabaret Bombarda, succursale
                  qu’avait  établie  aux  Champs-Élysées  ce  fameux  restaurateur  Bombarda,
                  dont on voyait alors l’enseigne rue de Rivoli à côté du passage Delorme.
                     Une  chambre  grande,  mais  laide,  avec  alcôve  et  lit  au  fond  (vu  la
                  plénitude  du  cabaret  le  dimanche,  il  avait  fallu  accepter  ce  gîte)  ;  deux
                  fenêtres  d’où  l’on  pouvait  contempler,  à  travers  les  ormes,  le  quai  et  la
                  rivière ; un magnifique rayon d’août effleurant les fenêtres ; deux tables ;




                                                                                      113
   115   116   117   118   119   120   121   122   123   124   125