Page 121 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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sur l’une une triomphante montagne de bouquets mêlés à des chapeaux
d’hommes et de femmes ; à l’autre les quatre couples attablés autour d’un
joyeux encombrement de plats, d’assiettes, de verres et de bouteilles ; des
cruchons de bière mêlés à des flacons de vin ; peu d’ordre sur la table,
quelque désordre dessous ;
Ils faisaient sous la table
Un bruit, un trique-trac de pieds épouvantable,
dit Molière.
Voilà où en était vers quatre heures et demie du soir la bergerade
commencée à cinq heures du matin. Le soleil déclinait, l’appétit s’éteignait.
Les Champs-Élysées, pleins de soleil et de foule, n’étaient que lumière
et poussière, deux choses dont se compose la gloire. Les chevaux de Marly,
ces marbres hennissants, se cabraient dans un nuage d’or. Les carrosses
allaient et venaient. Un escadron de magnifiques gardes du corps, clairon
en tête, descendait l’avenue de Neuilly ; le drapeau blanc, vaguement
rose au soleil couchant, flottait sur le dôme des Tuileries. La place de
la Concorde, redevenue alors place Louis XV, regorgeait de promeneurs
contents. Beaucoup portaient la fleur de lys d’argent suspendue au ruban
blanc moiré qui, en 1817, n’avait pas encore tout à fait disparu des
boutonnières. Çà et là, au milieu des passants faisant cercle et applaudissant,
des rondes de petites filles jetaient au vent une bourrée bourbonienne alors
célèbre, destinée à foudroyer les cent-jours, et qui avait pour ritournelle :
Rendez-nous notre père de Gand,
Rendez-nous notre père.
Des tas de faubouriens endimanchés, parfois même fleurdelisés comme
les bourgeois, épars dans le grand carré et dans le carré Marigny, jouaient aux
bagues et tournaient sur les chevaux de bois ; d’autres buvaient ; quelques-
uns, apprentis imprimeurs, avaient des bonnets de papier ; on entendait
leurs rires. Tout était radieux. C’était un temps de paix incontestable et
de profonde sécurité royaliste ; c’était l’époque où un rapport intime et
spécial du préfet de police Anglès au roi sur les faubourgs de Paris se
terminait par ces lignes : « Tout bien considéré, sire, il n’y a rien à craindre
de ces gens-là. Ils sont insouciants et indolents comme des chats. Le bas
peuple des provinces est remuant, celui de Paris ne l’est pas. Ce sont tous
petits hommes. Sire, il en faudrait deux bout à bout pour faire un de vos
grenadiers. Il n’y a point de crainte du côté de la populace de la capitale.
Il est remarquable que la taille a encore décru dans cette population depuis
cinquante ans ; et le peuple des faubourgs de Paris est plus petit qu’avant la
révolution. Il n’est point dangereux. En somme, c’est de la canaille bonne. »
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