Page 68 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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– Sur ce banc ? reprit-elle.
                     – J’ai eu pendant dix-neuf ans un matelas de bois, dit l’homme ; j’ai
                  aujourd’hui un matelas de pierre.
                     – Vous avez été soldat ?
                     – Oui, bonne femme. Soldat.
                     – Pourquoi n’allez-vous pas à l’auberge ?
                     – Parce que je n’ai pas d’argent.
                     – Hélas, dit madame de R., je n’ai dans ma bourse que quatre sous.
                     – Donnez toujours.
                     L’homme prit les quatre sous. Madame de R. continua : – Vous ne pouvez
                  vous loger avec si peu dans une auberge. Avez-vous essayé pourtant ? Il est
                  impossible que vous passiez ainsi la nuit. Vous avez sans doute froid et faim.
                  On aurait pu vous loger par charité.
                     – J’ai frappé à toutes les portes.
                     – Eh bien ?
                     – Partout on m’a chassé.
                     La « bonne femme » toucha le bras de l’homme et lui montra de l’autre
                  côté de la place une petite maison basse à côté de l’évêché.
                     – Vous avez, reprit-elle, frappé à toutes les portes ?
                     – Oui.
                     – Avez-vous frappé à celle-là ?
                     – Non.
                     – Frappez-y.

                                                     II
                             La prudence conseillée à la sagesse



                     Ce soir-là, M. l’évêque de Digne, après sa promenade en ville, était resté
                  assez tard enfermé dans sa chambre. Il s’occupait d’un grand travail sur
                  les Devoirs, lequel est malheureusement demeuré inachevé. Il dépouillait
                  soigneusement tout ce que les Pères et les docteurs ont dit sur cette grave
                  matière. Son livre était divisé en deux parties ; premièrement les devoirs
                  de tous, deuxièmement les devoirs de chacun, selon la classe à laquelle il
                  appartient. Les devoirs de tous sont les grands devoirs. Il y en a quatre.
                  Saint Mathieu les indique : devoirs envers Dieu (Matth VI), devoirs envers
                  soi-même (Matth., V, 29,30), devoirs envers le prochain (Matth., VII, 12),
                  devoirs envers les créatures (Matth., VI, 20,25). Pour les autres devoirs,
                  l’évêque les avait trouvés indiqués et prescrits ailleurs ; aux souverains et
                  aux sujets, dans l’Épître aux romains ; aux magistrats, aux épouses, aux
                  mères et aux jeunes hommes, par saint Pierre ; aux maris, aux pères, aux




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