Page 12 - Edition novembre 2019
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 La veuve
Fschhrrrrttttttt Fschhchhrrtttt Fschhrrrrttttttt
Un bruit assourdissant, un vacarme
réveille. C’est la troisième fois cette nuit que j’entends ce grondement qui fait trembler le sol et les murs. C’est comme ça depuis que je suis arrivée ; depuis qu’il est parti.
Après l’accident j’ai emménagé dans cette petite maison abandonnée. J’y ai repris mon ouvrage. Il le faut bien : la faim commence à se faire sentir. Si cette situation inconfortable persiste quand la famille se sera agrandie, le grondement de mon ventre aura un écho plus horrible encore. Jour et nuit
de quoi me nourrir pour une année entière.
Fschhrrrrttttttt Fschhchhrrtttt Fschhrrrrttttttt
Au début ce n’était qu’un tapage
lointaine. Les manifestations étranges ont commencé peu après son départ. C’est un bruit assourdissant qui se fait entendre à toute heure du jour ou de la nuit, un son qui fait résonner le sol avec tant de puissance, comme s’il s’agissait d’une plainte venue directement du fond des enfers. Peut-être essaye-t-il de s’en échapper en réunissant une armée de morts ? Peut-être cherche-t-il à me
n’est pas censé revenir, et même s’il le pouvait pourquoi le ferait-il ? Un mort ça ne revient que pour deux raisons
: délivrer un dernier message ou se venger. Peut-être qu’il se souvient des derniers mots que nous avons eus ? Peut-être qu’il m’en veut ? Peut-être
que c’est ma faute ? Il a toujours eu
pense pour braver les eaux du Styx et me retrouver. Il pourrait en être capable : il est bon navigateur et il a de l’astuce, il tient sûrement cela de son père qui a pu également lui apprendre à déjouer
la mort. Il ne s’est peut-être pas encore résolu à m’abandonner même dans la tombe. Il reviendrait donc pour rappel- er sa présence à ma mémoire ; pour que je me souvienne de mes engagements. À chaque fois que le grondement sourd s’approche, la peur me pousse à me réfugier dans un petit recoin sombre
où je me sens à l’abri, et quand le calme revient et que je sors de ma cachette, ma toile a disparu...
Et il faut tout reprendre depuis le début. Je reprends ainsi encore une fois
cette faim terrible qui me tuera comme elle a déjà tant tué, qui marquera ma
le grondement de mon ventre sem- ble ainsi se confondre avec celui du fantôme qui me tourmente.
Fschhrrrrttttttt Fschhchhrrtttt Fschhrrrrttttttt
Je deviens folle, ces sons qui ré- sonnent, ils sont dans ma tête, comme cette douleur, ce battement permanent. C’est sûrement à cause des insomnies, je ne dors plus, je ne mange plus, je suis confuse et j’hallucine. Je dois être su- jette à certaines maladies neurologiques ; à de multiples troubles mentaux pour qu’une centaine de voix indistinctes se revendiquent prétendantes à prendre
la place de ma conscience, pour que l’irréel semble si peu illusoire, pour que les morts apparaissent avec une telle vivacité.
Le calme revient mais pour combien de temps ? Ce genre de chose on ne le sait jamais à l’avance. Je suis enfermée dans un choix que je n’ar- rive pas à dénouer: dois-je dormir ou reprendre ma tâche ? Si je dormais je pourrais être plus performante dans
si je ne dormais pas je pourrais avancer celui-ci de suite. Dans le cas où j’aurais pour répit le reste de la nuit je pourrais prendre un avancement considérable. Il n’est pas impossible que celui qui
moins pour ce soir. Si ça se trouve ses multiples manifestations fantomatiques l’épuisent autant que moi, le fait même qu’un mort ça doit reposer me semble être dans l’ordre des choses.
ma vie dépend de lui, il détient tout
poids de mon corps sur sa résistance. -
ment malgré la fatigue qui semble déjà s’estomper. C’est une œuvre délicate qui demande de la maîtrise et je ne sais par quel bord la commencer.
dentelle. La complexité labyrinthique du motif malmène mon esprit tandis que je guette le moindre bruissement,
tempête emportera ma voile. Comment
force pour tenir cet assaut ? J’ai bien essayé en resserrant les mailles d’en faire un tissu plus épais mais ma toile
encore et encore sans grand succès jusqu’à que je parvienne à trouver l’alli-
La moitié de la nuit est déjà derrière moi. Et dans un élan propre à celui de l’animal qu’on traque j’accélère
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