Page 13 - Edition novembre 2019
P. 13

 quelque chose de reconnaissable. Je
qui me ligotent. Ma pauvre Pénélope tu ne viendra donc jamais à bout de ce travail. C’est à croire que je tisse mon propre linceul ; à moins que ce ne soit celui de mon Ulysse. Serait-ce pour cette raison qu’il me hante de manière aussi féroce ? Si ce drap est pour lui... Si ce drap est pour lui et qu’il faut y enfermer son âme... Il faudra qu’il soit parfait, dans sa force autant que dans son motif, il faudra qu’il en soi saisit, de la même façon que son essence a été faite prisonnière de mon ventre. Il faudra que je l’y retienne pour m’en délivrer mais aussi par amour pour lui. Je comprends ainsi la véritable nature
la mort.
L’aurore approche avec sa lumière fatale, celle qui fait fuir les ombres ou qui empêche de se fondre parmi celles-
le temps par des mouvements fugitifs
se mettent soudainement à trembler ;
à moins que ce ne soit ma raison qui tremble une fois de plus. Pris d’une distorsion aberrante les voilà remuant en tous sens. ils avancent vers moi avec une allure guerrière, je convulse en tentant de les repousser. La rébellion
à l’ensemble du suaire. L’imprécision des formes semble prendre l’appar- ence de silhouettes monstrueuses. Je les vois dans leurs carapaces à pointes brandissant leurs dards. Les créatures s’agglutinent dans une vague meurt- rière et les entrailles se répandent. A mesure que l’entropie se propage leurs visages se dessinent devant moi avec une singulière netteté. Ils sont là par millier : les lépreux, les pestiférés et autres cadavres qui fanfaronnent dans
gueules sombres et asymétriques, les corps décharnés, les lambeaux de chair qui pendent et rendent compte de l’état plus ou moins avancé des décomposi- tions. De nombreux trous apparaissent dans le tissu qui n’est désormais plus qu’une vulgaire peau de chagrin.
son entrée et fait taire les hurlements de son armée : il franchit la tapisserie pourpre sanguinolente par sa grande perforation centrale. Ulysse se tient
debout triomphant. Le grand drap dévasté qui l’entoure lui fait une auréole
aucun des outrages de la mortalité. Il était tel que je l’avais toujours connu : fort et fermement déterminé à vaincre tous les obstacles qui se présentent en travers de sa route ; moi y compris. Un long silence s’installe et se met à réson- ner au plus profond de moi-même. Je
ces secondes interminables où le temps paraît suspendu : « Tu viens me ravir de cette vie misérable ? » Il ne répond pas ; je le relance mais sa bouche reste muette, saisie d’une contraction vio- lente des mâchoires. Je reprends : « Au- rais-tu traversé le royaume des morts et toutes ses épreuves juste pour rester
C’est sûrement que tu dois m’aimer ». Un rictus se dessine sur son visage. « Ou me haïr ».
Ulysse n’était pas un être de mots, mais lors d’un accomplissement épique il aurait toujours eu une phrase per- cutante ; est-ce que les morts peuvent parler ou doivent il se taire à jamais ? S’il voulait s’exprimer, je pense que ses lèvres seraient mouvantes et tranchant- es comme une centaine de glaives. Mais les deux mâchoires continuaient de compresser le vide qui les séparait. Une détonation, un craquement, un cri...
de panique... Le mien ; une douleur... Vive, brûlante, j’ai peur... Je supplie, j’implore, je blasphème et j’insulte. « Vas-tu donc cesser de me faire tant de tourments ! Méprise-moi, frappe-moi, tue-moi autant que tu le veux mais ne reste pas dans ce silence qui m’asphyxie ! Oui je t’ai tué mais ne t’ai-je pas aimé avant cela ? Ne savais-tu pas à quoi t’attendre ? Lorsque je t’ai dévoré c’est comme si je m’étais dévorée moi-même, mais ne devais-je pas donner de la nourriture à notre progéniture ? Le monde fonctionne ainsi... » Mais déjà le
le vide ; il regarde mon ventre comme on regarderai une tombe. Il entrouvre la bouche, se prépare à parler : Fschhrr- rrttttttt Fschhchhrrtttt Fschhrrrrttttttt... Je me réveille... ma toile est achevée.
La voilà mon œuvre, la voilà ma vie, contre vents et marées, par delà la faim et les angoisses, au delà de la
ma tapisserie : un étendard blanc dans -
me la vie est cruelle il faudra qu’elle - veau ; celui-là même qui m’a réveillé un
sylphe qui berce : fscccchhhhhhrttt fschhhhrrrrrttttttt fschhhhrrrrrttttttt.
furie dévastatrice qui vient fendre la terre, les murs et le ciel. Je regarde les
elles. Fscccccchhhhhhrrrrttttttt Fschh- hhhhrrrrrttttttt Fssschhhrrrrrrrrrrrrr- rttttttttttt
- dra-t-elle pas ? Soudain un vacarme, une trompette, l’apocalypse, un tube
immense qui aspire ma toile mais ne la déchire pas.
FFFFFSSSSSSSSSSSSSC- CCCCCCCCCCCCCH- HHHHHHHRRRRRRR- RTTTTTTTTTTTTTtttttt Rompue je m’avance dans ces décom- bres dérisoires...
L’aspirateur ayant échoué, la mort apparaît sous les traits d’une main au phalanges immenses. Elle s’en moque de ces êtres misérables qui combattent pour vivre, elle vaut tellement mieux que ça. Elles s’en moque des faits épiques, de l’amour, de la peur, des Pénélopes et des Ulysses ; de l’art et des
qu’à pas être si repoussantes les veuves noires, ces vulgaires annonciatrices funèbres. Et c’est ainsi sous la main - écrasées - que meurent les araignées.
Nathan Strangula,
Les Fossoyeurs





































































   11   12   13   14   15