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Marc.”

            Je t'ai attendue lundi, sous la pluie. Je t'ai attendue mardi, sous la pluie. Mercredi il n'a pas plu, tu es venue. (On
            dirait une chanson d'Yves Duteil.)

            — Tu es venue?
            — Oui, on dirait.
            — Pourquoi tu n'es pas venue lundi et mardi?
            — Il pleuvait...
            — Je ne sais pas ce qui me retient de... t'offrir un téléphone portable.
            Tu as souri. Fantômette cachée derrière une chevelure annonciatrice de plaisirs abscons. Manga au visage clair avec
            des lèvres qui me souriaient sans peser le pour et le contre. J'ai pris ta main comme un objet précieux. Puis il y a eu
            un silence gêné de circonstance, que j'ai voulu briser:
            — Alice, je crois que c'est grave...
            Mais tu m'en as empêché:
            — Chut...
            Puis tu t'es penchée pour m'embrasser les lèvres. Pas possible, je ne rêvais pas? Quelque chose d'aussi délicat
            pouvait encore m'arriver?
            J'ai voulu parler à nouveau:
            — Alice, il est encore temps de reculer, vite, parce qu'après, il sera trop tard et moi, je vais t'aimer très fort, et tu ne
            me connais pas, je deviens très pénible dans ces cas-là...
            Mais cette fois c'est ta langue qui m'a interrompu et tous les violons de tous les plus beaux films d'amour crachent
            un misérable grincement à côté de la symphonie qui résonna dans ma tête.
            Et si vous me trouvez ridicule, je vous emmerde.


            XXXI
            L'amant divorcé

            Aujourd'hui j'évite la place Dauphine, sauf quand je suis suffisamment cassé pour l'affronter, comme ce soir par
            exemple, où je suis assis sur notre banc, par pur masochisme. Le Pont-Neuf est éclairé par les bateaux-mouches.
            Nous avons presque été amants du Pont-Neuf, à quelques mètres près. J'ai froid et je t'attends. Six mois se sont
            écoulés depuis notre premier baiser ici, mais j'ai toujours rendez-vous avec toi. Jamais je n'aurais pensé pouvoir
            finir dans un tel état. Il doit y avoir un châtiment là-dessous, je dois expier quelque chose, c'est ça, sinon je ne vois
            pas pourquoi on m'infligerait pareilles épreuves. Je sanglote au réveil, je pleurniche quand je me couche, et, entre
            les deux, je m'apitoie. Je voulais être Laclos et je me retrouve en plein Musset. L'amour est incompréhensible.
            Quand on le voit chez les autres on est incapable de le comprendre, et encore moins quand il vous arrive. À vingt
            ans j'étais encore capable de contrôler mes émotions mais aujourd'hui je ne décide plus de rien. Ce qui me peine le
            plus, c'est de voir à quel point mon amour pour Alice a remplacé celui que j'éprouvais pour Anne, comme si les
            deux histoires étaient des vases communicants. Je suis horrifié d'avoir si peu hésité. Il n'y aura pas eu de vaudeville,
            pas de dilemme entre la “légitime” et l'amante, simplement un être qui prend la place d'un autre, en douceur, sans
            faire de scandale, comme si on entrait dans mon cerveau sur la pointe des pieds. Ne peut-on pas aimer quelqu'un au
            détriment de personne? C'est certainement ce crime que je paye maintenant... Oui, c'est étrange, je suis place
            Dauphine et pourtant c'est à toi, Anne, mon ex-femme, que je pense...

            Peut-être, Anne, peut-être un jour, plus tard, beaucoup plus tard, nous croiserons-nous dans un lieu éclairé; avec du
            monde autour, avec des arbres, un rayon de soleil, je ne sais pas moi, des oiseaux qui chanteront comme le jour de
            notre mariage, et au milieu du brouhaha nous nous reconnaîtrons et songerons avec nostalgie au temps passé, celui
            de nos vingt ans, celui de nos premiers espoirs, celui des grandes déceptions, le temps où nous avons rêvé, où nous
            avons embrassé le Ciel, avant qu'il ne nous tombe sur la tête, parce que ce temps-là, Anne, ce temps-là nous
            appartient et que personne ne pourra jamais nous le voler. On l'appelle; Adolescence.


            XXXII
            Je sais pas

            Il y eut beaucoup de rendez-vous clandestins place Dauphine. Beaucoup de dîners planqués chez Paul ou au
            Delfino. D'innombrables heures volées aux après-midi à l'hôtel Henri-IV. À force, le réceptionniste nous
            connaissait si bien qu'il nous épargnait son sourire complice et la question fatidique: “Pas de bagages, Messieurs-
            Dames?” car notre chambre était réservée au mois. La chambre 32. Elle sentait l'amour quand nous la quittions.
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