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Entre les orgasmes, je ne pouvais m'empêcher de t'interroger.
— Bon sang, Alice, je t'aime de la plante des pieds jusqu'à la pointe des cheveux. Où est-ce qu'on va comme ça?
— Je sais pas.
— Tu crois que tu vas le quitter, Antoine?
— Je sais pas.
— Tu veux qu'on vive ensemble?
— Je sais pas.
— Tu préfères qu'on reste amants?
— Je sais pas.
— Mais qu'est-ce qu'on va devenir bordel?
— Je sais pas.
— Pourquoi tu dis tout le temps “Je sais pas ”?
— Je sais pas.
J'étais trop rationnel. “Je sais pas” était une phrase que j'allais entendre souvent, je sentais que j'avais plutôt intérêt
à m'y habituer.
Pourtant il m'arrivait de perdre tout sang-froid:
— Quitte-le! QUITTE-LE!
— Arrête! ARRÊTE DE ME LE DEMANDER!
— Divorce comme moi, MERDE!
— Jamais de la vie. Tu me fais trop peur, je te l'ai toujours dit. Notre amour est beau car il est impossible, tu le sais
très bien. Le jour où je serai disponible, tu ne seras plus amoureux de moi.
— FAUX! FAUX! ARCHI-FAUX!
Mais au fond de moi-même, je craignais qu'elle ne dise vrai. J'étais fou d'elle parce qu'elle m'échappait. Les sourds
et les malentendants dialoguaient mieux que nous.
XXXIII
L'impossible dé-cristallisation
Il faudrait tout de même que je vous raconte comment je suis mort. Vous vous souvenez de La Fureur de vivre avec
James Dean? Dans ce film, une bande de jeunes crétins s'amuse à foncer tout droit en voiture vers un précipice. Ils
appellent cela le “chicken run” (la “course des dégonflés”). Leur jeu consiste à freiner le plus tard possible. Celui
qui freine en dernier est le plus viril du groupe. Disons que la grosseur de son kiki est proportionnelle au laps de
temps qu'il va laisser s'écouler avant de freiner. Evidemment, ça ne loupe pas, l'un des idiots termine sa course en
bas de la falaise, dans une Chevrolet transformée en compression de César. Eh bien, Alice et moi, plus nous
avancions dans notre aventure, plus nous nous apercevions que nous étions comme ces rebelles sans cause. Nous
accélérions vers un précipice, pied au plancher. Je ne savais pas encore que c'était moi le crétin qui freinerait trop
tard.
Quand on mène une double vie, la règle de base, c'est de ne pas tomber amoureux. On se voit en secret, pour le
plaisir, pour l'évasion, pour le frisson. On se croit héroïque à peu de frais. Mais jamais de sentiments là-dedans! Il
ne faut pas tout mélanger. On finirait par confondre le plaisir avec l'amour. On risquerait d'avoir du mal à s'y
retrouver.
Si Alice et moi sommes tombés dans ce piège, c'est pour une simple raison: faire l'amour est tellement plus
agréable quand on est amoureux. Cela donne aux femmes l'impression que les préliminaires durent plus longtemps,
et aux hommes l'impression qu'ils passent plus vite. C'est cela qui nous a perdus. Nous avions des goûts de luxe.
Nous avons joué la comédie du romantisme, uniquement pour jouir plus fort. Et nous avons fini par y croire. Rien
de plus efficace que la méthode Coué en amour: quel dommage qu'elle ne fonctionne que dans un seul sens. Une
fois qu'on a cristallisé, il est trop tard pour revenir en arrière. On pensait jouer, et c'était vrai, mais on jouait avec le
feu. On flottait déjà dans le vide du précipice, comme ces personnages de dessins animés qui regardent le
spectateur, puis le vide sous leurs pieds, puis de nouveau le spectateur, avant de chuter définitivement. “That's all
folks!”
Je me souviens que, quand Anne et moi étions séparés, quelles que soient les fêtes où je mettais les pieds, je ne
rencontrais plus que des gens qui me demandaient d'un air faux où était Anne, que devenait Anne, pourquoi elle
était pas là Anne, et comment elle allait Anne en ce moment? Je leur répondais, au choix:
— Elle bosse tard en ce moment.
— Ah bon? Elle n'est pas là? Justement je la cherchais, j'ai rendez-vous avec ma femme.
— Entre nous, elle a bien fait de ne pas venir dans cette soirée de merde: j'aurais dû l'écouter, elle a un sixième sens
pour détecter les mauvais plans, ah, pardon, c'est toi qui organises...
— Anne? On est en procédure de divorce! Ha ha! Je plaisante.