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Non, à la réflexion, nous n'en avions pas vu d'autres. Autrefois les mariages résistaient à ce genre de passades.
Aujourd'hui les mariages sont des passades. La société dans laquelle nous sommes nés repose sur l'égoïsme. Les
sociologues nomment cela l'individualisme alors qu'il y a un mot plus simple: nous vivons dans la société de la
solitude. Il n'y a plus de familles, plus de villages, plus de Dieu. Nos aînés nous ont délivrés de toutes ces
oppressions et à la place ils ont allumé la télévision. Nous sommes abandonnés à nous-mêmes, incapables de nous
intéresser à quoi que ce soit d'autre que notre nombril.
J'ai tout de même échafaudé un plan. J'espérais ne pas être obligé d'en arriver à cette extrémité mais le départ
d'Alice en vacances avec son mari mérite une riposte nucléaire. Cette fois on jette la dignité à la rivière. Mon plan,
c'est de rappeler Anne. Je décroche le téléphone avec un sourire que je voudrais machiavélique et qui n'est
qu'intimidé.
XLII
L'émouvant stratagème
— Ça fait combien de temps qu'on ne s'est pas vus? ai-je demandé à Anne en tirant sur la table du restaurant pour
qu'elle puisse s'asseoir sur la banquette. Avant, nous aimions dîner côte à côte dans cette brasserie, mais avant
c'était avant, et ce soir nous dînons face à face.
Elle m'observe avec curiosité avant de répondre:
— Quatre mois, une semaine, trois jours, huit heures et (elle dit cela en vérifiant sur sa montre) seize minutes.
— Et quarante-trois secondes, quarante-quatre, quarante-cinq...
Nous commençons par occuper la conversation avec toutes les choses qui permettent d'éviter l'essentiel: nos
métiers, nos amis, nos souvenirs. Comme si tout ce qui s'est passé n'avait pas eu lieu. Mais Anne voit bien que je
suis malheureux, et ça la rend malheureuse de ne pas en être la cause. Au dessert, énervée, elle m'agresse un peu.
— Bon, tu ne m'as pas invitée à dîner pour qu'on se raconte des histoires de vieux amis. Qu'est-ce que tu veux me
dire?
— Eh bien... Il y a des affaires à toi à la maison, je me demandais si tu voulais venir les récupérer. Et en même
temps, on aurait pu en profiter pour passer le week-end ensemble et voir si...
— Hein? T'es tombé sur la tête ou quoi? On est divorcés mon vieux! Je vois très bien que ce n'est pas moi dont tu
es amoureux, et puis merde, je ne suis pas un jouet que tu peux trimballer!
— Chut! Pas si fort...
Je m'adresse à nos voisins de table.
— Nous sommes divorcés, je viens de lui proposer de partir en week-end et elle a refusé. Voilà, ça va, vous savez
tout. Vous pouvez arrêter d'écouter maintenant? Ou alors votre vie avec cette radasse en face de vous est tellement
merdique que vous avez besoin d'écouter celle des autres?
Le voisin se lève, moi aussi, nos femmes nous séparent, bref, il y a de l'action dans ce bouquin. Puis je paie
l'addition et nous sortons du restaurant. Dehors, il fait encore plus nuit qu'avant. Dans la rue, nous faisons quelques
pas en rigolant. Je lui demande pardon. Elle me dit que ça va. Elle semble accepter cette rupture mieux que moi.
— Marc, il est trop tard. Nous avons atteint un point de non-retour. J'aime quelqu'un, et toi aussi: nous n'avons plus
rien à faire ensemble.
— Je sais, je sais, je suis ridicule... Je me disais qu'on aurait pu réessayer... Tu es sûre que tu ne veux pas que je te
raccompagne?
— Non, merci, je vais prendre ce taxi... Marc, je vais te donner un tuyau pour tes rapports avec tes prochaines
femmes. Il faut que tu apprennes à te mettre à leur place.
Et puis soudain, au moment de se séparer, l'émotion monte. Nous retenons nos larmes, mais elles coulent à
l'intérieur de nos visages. Son rire d'enfant, je ne l'entendrai plus. Mon successeur en profitera à ma place, s'il la fait
rire. Anne est devenue une étrangère. Nous nous quittons pour poursuivre notre chemin, chacun de son côté. Elle
monte dans le taxi, je referme doucement la portière, elle me sourit à travers la vitre, et la voiture s'éloigne... Dans
un beau film, je me mettrais à courir après le taxi sous la pluie, et nous tomberions dans les bras l'un de l'autre au
prochain feu rouge. Ou bien ce serait elle qui changerait d'avis, soudain, et supplierait le chauffeur de s'arrêter,
comme Audrey Hepburn/Holly Golightly à la fin de Breakfast at Tiffany's. Mais nous ne sommes pas dans un film.
Nous sommes dans la vie où les taxis roulent.
On quitte d'abord la maison de ses parents, et ensuite, parfois, on quitte la maison de son premier mariage, et c'est
toujours la même peine qu'on ressent, celle de se sentir, une fois pour toutes, orphelin.
XLIII
Episode mesquin