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Jean-Georges et Matilda nous rejoignent pour le dîner. Ils semblent très épris. Ils ont découvert qu'ils avaient tous
les deux perdu leur père cette année.
— Mais moi c'est plus grave car je suis une fille, dit Matilda.
— Je déteste les filles amoureuses de leur père, surtout quand il est mort, dit Jean-Georges.
— Les filles qui n'ont jamais été amoureuses de leur père sont frigides ou lesbiennes, précise-je.
Alice et Matilda dansent ensemble, on dirait deux sœurs un peu incestueuses. Nous nous collons à elles. Il fait bon,
ça aurait pu dégénérer, on se sépare à regret, mais on se rattrape chacun dans sa chambre.
Avant de m'endormir, j'accomplis enfin un geste révolutionnaire: je retire ma montre. Pour que l'amour dure
toujours, il suffit de vivre hors du temps. C'est le monde moderne qui tue l'amour. Si nous nous installions ici? Rien
ne coûte cher ici. Je faxerais des papiers à Paris, je demanderais des à-valoir à plusieurs éditeurs, de temps en temps
j'expédierais une campagne de pub par DHL...
Et l'on s'emmerderait à crever.
Bon sang, l'angoisse me reprend. Je sens venir le danger. J'en ai marre d'être moi. J'aimerais bien que quelqu'un me
dise de quoi j'ai envie. Il est vrai que, de temps à autre, notre passion devient tendresse. La machination se
remettrait-elle en branle? Il faut repousser les endorphines. Je l'aime et pourtant j'ai peur qu'on s'ennuie. Parfois,
nous jouons à être chiants exprès. Elle me dit:
— Bon... Je vais aller faire les courses... À tout à l'heure...
Je lui réponds:
— Et après nous irons nous promener...
— Cueillir du romarin...
— Déjeuner sur la plage...
— Acheter les journaux...
— Ne rien faire...
— Ou nous suicider...
— La seule belle mort à Formentera, c'est de tomber de vélo, comme la chanteuse Nico.
Je me dis que si nous plaisantons là-dessus, c'est que la situation n'est pas si grave.
Le suspense augmente. Dans quatre jours cela fera trois ans que je vis avec Alice.
V
Jour J - 3
Avec Alice, nous faisons l'amour moins souvent mais de mieux en mieux. J'effleure ses centimètres carrés favoris.
Elle ferme mes yeux. Avant elle jouissait une fois sur deux, maintenant elle jouit une fois par fois. Elle me laisse
écrire tout l'après-midi. Pendant que je travaille, elle se dore au soleil sur la plage. Vers six heures du soir, elle
revient et je lui prépare une mauresque bien glacée. Puis je vérifie son bronzage intégral. Je trais ses
pamplemousses. Elle me suce, puis je l'encule. Ensuite, elle lit ceci par-dessus mon épaule et me demande de
supprimer “je l'encule”. J'accepte, j'écris “je la prends”, et quand elle s'éloigne je fais un petit “Pomme Z” sur mon
Macintosh. La littérature est à ce prix, l'Histoire des Lettres n'est qu'une longue litanie de trahisons, j'espère qu'elle
me pardonnera. Je refuse de finir Tendre est la nuit; j'ai comme un sinistre pressentiment: à mon avis, cela ne va
plus très fort entre Dick Diver et Nicole. J'écoute La Sonate à Kreutzer en songeant au roman éponyme de Tolstoï.
L'histoire d'un homme trompé qui tue sa femme. Le violon et le piano de Beethoven lui ont inspiré le couple. Je les
écoute se rejoindre, s'interrompre, s'envoler, se quitter, se réconcilier, se fâcher, et enfin s'unir dans le crescendo
final. C'est la musique de la vie à deux. Le violon et le piano sont incapables de jouer seuls...
Si notre histoire tourne court, je serai complètement blasé. Jamais je ne pourrai donner autant à quelqu'un d'autre.
Finirai-je ma vie en baisant des putes de luxe et des cassettes vidéo?
Il faut que ça marche.
Il faut que nous parvenions à passer le cap des trois ans. Je change d'avis toutes les secondes.
Peut-être faudrait-il que nous vivions séparés. La vie à deux, c'est trop usant.
Je n'ai pas de tabou; l'échangisme ne me choque pas. Après tout, quitte à être cocu, autant l'organiser soi-même.
L'union libre, c'est cela la solution: un adultère sous contrôle.
Non. Je sais: il faut que nous fassions un enfant, vite!
J'ai peur de moi. Le compte à rebours égrène ses journées de Damoclès. Dans trois jours cela fera trois ans que je
vis avec Alice.
VI
Jour J - 2