Page 22 - Magazine Shuhari N°15 Jean-Pierre Cocquio
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SHU HA RI
L’E-mag de l’Aïkido en Île de France
A. Plusieurs fois il y a eu ces signaux, ces « drapeaux
J’ai commencé l’aïkido à l’âge de 13 ans, il y a rouges », plusieurs fois j’ai eu envie de partir, mais
une quinzaine d’années. J’ai pratiqué un an et demi je ne m’écoutais pas. Je ne voulais pas passer
avant d’arrêter et je n’ai repris que récemment à pour la fille capricieuse, qui râle, alors je me taisais
29 ans. Dans mon dojo, il n’y avait pas de cours et je continuais en me disant que ça allait finir par
enfants, j’allais donc aux cours adultes, nous étions s’arranger. Mais ça empirait. J’ai décidé d’arrêter,
deux filles, les deux seules femmes et les deux plus de faire un autre sport, et j’ai développé une haine
jeunes (ma camarade a arrêté quelques temps avant viscérale contre tous les arts martiaux et même la
moi, sans que je sache vraiment pourquoi). culture japonaise, jusqu’à ce que je la redécouvre
C’est assez difficile de décrire comment les choses se à travers les arts visuels. La richesse, les valeurs
passaient, de verbaliser ces comportements insidieux véhiculées m’ont redonné de l’enthousiasme et
qui faisaient que j’allais pratiquer la boule au ventre. j’ai décidé de me remettre à l’aïkido, d’y trouver
Les rapports de domination étaient très prononcés. l’épanouissement que je n’avais pas eu à l’époque
Il s’agit surtout de ressenti, d’implicite : des attitudes et, en quelque sorte, de « conjurer » le sentiment que
de type « c’est moi le patron », « tu ne sais pas bien j’avais d’avoir « abandonné ».
faire », une forme d’intolérance pour la débutante J’ai trouvé un dojo qui me convient, pour la première
que j’étais. fois, j’ai l’impression d’être avec des gens « normaux »
Je ne me suis jamais sentie la bienvenue, jamais qui sont juste contents de pratiquer ensemble dans
incorporée au groupe, comme si je n’étais pas la bonne humeur. On n’est certes jamais à l’abri du
vraiment à ma place. L’enseignant était très froid, pratiquant qui va faire la leçon, donner des conseils
ne souriait jamais. Il n’expliquait pas non plus (y compris parmi les plus débutants dont le niveau ne
l’étiquette. En revanche on m’a bien fait savoir s’y prête clairement pas...). Mais en dehors de cela,
comment je devais me tenir. « En seiza, les femmes il y a une quantité de petits évènements qui font que
referment leurs jambes », « Les femmes doivent je me suis très vite sentie bien, accueillie, et les
porter un tee-shirt, blanc, sous le keikogi, pour qu’on moments de socialisation en dehors du dojo sont aussi
ne voit pas leur poitrine ». Pourtant qui n’a jamais vu très importants à cet égard.
d’homme pratiquer la veste béante, le torse à l’air, Malgré quelques appréhensions à devoir me
sans que personne ne trouve à y redire ? Pour moi remémorer ces moments du passé, je voulais
quand on porte le keikogi, il n’y a plus de question aussi partager ma motivation pour mon retour
d’hommes, de femmes, nous sommes tous des sur les tatami, et ce que j’y trouve aujourd’hui.
silhouettes qui travaillons ensemble. Mais J’espère que mon témoignage pourra amener
quand on tient de tels propos, que dit-on une pierre à l’édifice, peut-être qu’il fera écho à
implicitement aux femmes de leur corps, de leur ce que certaines personnes ont vécu. Combien
place dans le dojo ? A plus forte raison quand de pratiquant·e·s ont connu des expériences
cette femme est une jeune fille de 13 ans qui similaires à la mienne et quitté les dojo sans qu’on
n’est même pas encore sortie de l’enfance ? puisse plus entendre leur voix ?
On ne répondra pas ici, mais on peut se poser
la question, et y réfléchir, toutes et tous,
individuellement et collectivement.
Il régnait une certaine austérité dans ce dojo, et
on me faisait comprendre que je devais rester à
ma place, rangée. Et il y a avait aussi les contacts
« glissants », les mains qui dévient légèrement de leur
route. Avec un jeune pratiquant en particulier, âgé
de quelques années de plus que moi, je ressentais
chez lui une satisfaction presque animale à montrer
sa domination physique, à entraver mes mouvements,
à m’immobiliser. Je me sentais en danger.
28 Janvier 2022 page 22