Page 18 - Bouffe volume 3 - Surgelée
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« Farcis le castor avec sa queue cuite. Dépose-le dans une rôtissoire, verse le jus de cuisson de sa queue et le sirop d’érable. Arrose souvent, ajoute du vin blanc s’il le faut. Déficèle la pièce de viande pendant qu’elle est encore chaude. Mets-la dans un plat de ser- vice et nappe-la généreusement de sauce au cognac, à la crème pis aux pleurotes. »
Les chances d’entendre un trappeur vous dicter une recette de gibier com- me celle de Martin Picard sont presque nulles. Du moins, selon l’expérience Bouffe à laquelle je me suis prêtée. De téléphone en téléphone, le refrain se répète : « J’aimerais ça, mais j’en man- ge pas. Appelle Untel, il en fait depuis plus longtemps que moi, je suis cer- tain qu’il en mange. »
Peine perdue : les trappeurs de moins de 30 ans de mon patelin du Nord-Est ontarien ne cuisinent pas le lynx, le castor et le lièvre. Ils se prêteraient au jeu, mais préfèrent nettement aller dans le bois, tendre des pièges et préparer les peaux – les éplucher, disent-ils – que de s’installer devant un comptoir de cuisine pour préparer un bon rôti de gibier nappé d’une sauce gourmande, qui embaume à des milles à la ronde.
Pourtant, les clubs de chasse et pê- che du Nord-Est ontarien connaissent
tout un succès et leurs salles se rem- plissent d’une année à l’autre, avec les repas de viande sauvage – notamment de lynx, d’ours et de castor – qu’ils servent sur de longues tables.
Le lynx? « Comme de la poule », m’ont dit les trappeurs qui ont bien voulu prendre le temps de me parler, entre deux tournées dans leur ligne de trappe. Lièvre, loup. « Le castor? Ça sent trop fort », dit Marc-André Lauzon, 26 ans, qui s’adonne au pié- geage depuis trois ans. « L’huile et le castoréum, ça sent fort. »
Alex Richard, son cadet de trois ans, relativise. Pour lui, l’odeur du loup est bien pire. Le verdict est spontané et impitoyable. « C’est une vraie nui- sance. » Sur son échelle de puanteur, il classe le loup juste derrière la mouf- fette, qui s’empêtre parfois dans ses pièges, aussi.
À 23 ans, il trappe depuis une quin- zaine d’années. Martres, visons, castors et lynx visitent souvent ses pièges. Il ne s’est jamais laissé dérouter par l’odeur du castor, mais lorsqu’il y a goûté, il a trouvé la viande trop grasse. « C’est un peu comme un boucher qui travaille pour des chasseurs. À force de débiter des orignaux, il n’a pas envie d’en manger », croit-il. Quand on vient d’éplucher une vingtaine de bêtes et
que certaines gisaient dans le piège depuis plusieurs, plusieurs jours, on n’a plus envie de savourer ce type de gibier, même fraîchement attrapé.
Certains disent carrément : « C’est plein de vers. » Variante : « C’est vert » (ou plutôt « ces vers?!) ».
Quoique pour le lynx, Alex cédera peut-être. Un jour.
Quelques personnes qui ne trappent pas lui demandent régulièrement de la viande : du rat musqué une fois, du lynx, du castor beaucoup. Le festin, il le réserve plutôt aux omnivores à qua- tre pattes, qu’il appâte avec le castor et le rat musqué. À leur tour, le lynx, la martre et le vison nourrissent le loup.
André Bernier, à l’aube de la qua- rantaine, préfère la trappe à la chasse depuis quelques années. « J’tais plus capable. Un orignal, c’est ben qu’trop beau », dit-il, ne se sentant pas à armes égales, avec son fusil. À ses yeux, la trappe, c’est juste, propre, instantané. Mais il n’aime pas le gaspillage : lui, il mange un peu, « quand c’est frais ».
Sa philosophie rejoint celle de René Brunet et de Nicolas Steenhout, qui ont publié Le livre du gibier chez Le Nordir en 1997. « Si l’on trappe et chas- se, on devrait, par respect, éviter le gaspillage. Tous les animaux attrapés à la chasse et à la trappe devraient
........fffGARDE-MANGER


































































































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