Page 19 - Bouffe volume 3 - Surgelée
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être mangés », écrit René Brunet, en avant-propos.
Faut croire que pour connaître les plaisirs gastronomiques des produits du piégeage, on doit se tourner vers des chefs plutôt que vers de jeunes adeptes de la trappe, qui foncent dans le bois dès qu’ils en ont l’occasion – et qui bûchent pour livrer les plus belles peaux possible aux encanteurs. Ap- prêter le gibier au-delà d’une brique de beurre, du sel et du poivre, à l’instar des chasseurs d’orignal, ça n’a pas le caractère atavique du piégeage.
Brunet et Steenhout se sont résolu- ment plu à mijoter des p’tits plats de tout gibier digne de ce nom : castor, lapin, lièvre, lynx, écureuil, même. Blanquette de lynx, sauté de lynx au chocolat, écureuil au beurre arabe et terrine d’écureuil à l’estragon.
Autre exemple : dans la série Martin sur la route, produite en 2007, le célèbre chef apprête du gibier; jarret d’orignal, lièvre arctique farci, cuisses de renard roux... Il fait aussi bon usage d’un cerf; carré mijoté, carpaccio de cuisse, cervelle sautée au beurre noir, langue marinée, tête au barbecue pis à la crè- me... Allez, hop, la viande, au poêlon!
En 2012, le porte-étendard de la gloutonnerie récidivait avec un livre de recettes. Le castor y occupe une
jolie place : on y illustre étape par étape le dépeçage et la préparation. Jusqu’à la queue, qu’Alex Richard uti- lise plutôt pour aiguiser ses couteaux de trappeur.
Picard précise même que certains font macérer dans le gin les glandes sexuelles qui produisent le casto- réum. De quoi écœurer Marc-André Lauzon ben raide.
Si on peut faire rôtir la (vraie) queue de castor sur le feu et faire bouillir les pattes arrière, le reste de l’animal se prête très bien à l’expérience gastro nomique, plaident gourmands et res- pectueux de l’animal arnaqué par un dispositif de métal en pleine forêt bo- réale.
Souvent, les chefs le dégraissent, puis le pochent, le font tremper deux ou trois fois pour enrayer un maximum de gras. à moins de le cuire avec des cornichons et des betteraves. Leur aci- dité « contrebalance le gras », surtout si la bête est jeune.
Ils le rôtissent au chou ou à la limet- te, ou plus simplement, avec des oi- gnons, du sel et du poivre, comme le veut John O’Connor, un « vieil indien irlandais » de la Colombie-Britannique dont le livre de recettes traîne ça et là, dans de petites boutiques indépen- dantes de par le pays.
Mais il faut se ier au légendaire Fred Neegan — un Oji-cri nonagé- naire, qui descend encore la tumul- tueuse Missinaibi plusieurs fois par année, seul dans son canot — pour connaître la façon classique d’apprêter le castor. Il aime bien faire rôtir sa prise sur le feu. Délicieux, nous conirme un complice. Une fois cuite, la bête dispa- raît en moins de dix minutes.
Pas besoin de blanchir, de farcir à la mirepoix, d’assaisonner, de déglacer, de préparer une sauce au citron ou moutarde-cassonade-orange (qu’on n’a pas l’habitude de trouver dans une cabane de trappe), de laisser reposer 10 minutes sous un papier alu, pour que ce soit bon. Coupe les pattes, coupe la queue, évide, installe la bête tête en bas sur un pieu à côté des lammes, fait tourner aux 10 minutes. C’est prêt quand le sang ne dégoutte plus et que ça sent bon, soit au bout de 3-4 heures.
Et le plaisir, dans tout ça? C’est de jaser, à côté du feu, et de perdre un peu la notion du temps. Relax, dans le bois, en bonne compagnie, comme on aime! Savoureux, comme on aime. Atavique, comme on aime.