Page 22 - Bouffe volume 3 - Surgelée
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enfin, le grand jour!
La météo tient ses promesses, il fera beau. Le soleil n’est pas encore levé quand nous prenons place à bord. Il y a Paul et sa conjointe Hélène St-Gelais, arrivés la veille, Marie-Pier, une jeune agente de conservation qui veut goûter à cette chasse, Claude Roy, un partisan de la première heure, nos deux guides, Luc et Régis Éloquin, et moi-même. Personne, même nos deux guides, ne sait exactement à quoi s’attendre. Il y a de la tension dans l’air, un mélange de fébrilité et de fierté : nous sommes tous sur le point de réaliser un rêve.
Dans une aube aux couleurs à couper le souffle, la mer nous entoure de toutes parts. Le ciel tourne au bleu, l’eau est calme dans la lagune. Nous faisons route vers un platier — une petite île de sable visible seulement à marée basse — où les phoques viendront bientôt se reposer. Paul, Marie-Pier, Claude et Régis se cachent dans le sable pour guetter leur arrivée. Les heures passent. Les phoques risquent à maintes reprises une approche du platier, mais quelque chose les retient. Ont-ils repéré nos chasseurs? Finalement, tout le monde regagne le bateau. Nous allons tenter une chasse en mer.
C’est la chose à faire. Au fur et à mesure que nous avan- çons le long des côtes de Grande-Entrée, des dizaines, voire des centaines de phoques, renoncent à aborder le platier. Curieux, ils viennent entourer le bateau.
Paul, qui a droit à six phoques, s’excite à l’idée d’une chasse miraculeuse jusqu’à ce qu’il mesure l’ampleur du défi qui l’attend : comment atteindre, à partir d’un point instable — le pont du bateau — une cible mouvante dont seule la tête émerge pendant quelques secondes — semblable à un ballon de football — avant de replonger à des dizaines de mètres?
Sans même parler ou échanger un regard, Régis et Luc se relaient à la barre et sur le pont, chorégraphie rendue efficace grâce à leur longue expérience de pêcheurs et de chasseurs de phoque professionnels. La tension monte, la frustration aussi. Paul et Marie-Pier tentent, comme s’ils chassaient l’orignal, de suivre la trajectoire de leur cible avec leur carabine. Régis doit les convaincre de se concen- trer sur l’espace directement devant eux, où tôt ou tard, une autre cible se présentera. Finalement, victoire! Paul vient d’abattre un superbe mâle, à la grande joie de sa conjointe. Maintenant, nous avons moins de 5 minutes pour le récu- pérer avant de le perdre dans la mer. Au moyen de gaffes, du treuil du Karaboudjan et de beaucoup d’huile de bras, le spécimen de quelque 350 kilos est ramené à bord.
Sur le pont, pas un mot, pas un son. Non seulement la manœuvre et l’attente ont épuisé un peu tout le monde, mais nos guides, sérieux comme des papes, vont procé- der au dépeçage de l’énorme bête. Le phoque est un noble mammifère, mais c’est aussi une ressource précieuse : sa viande est délicieuse, son huile est recherchée pour son oméga-3, et sa superbe fourrure et son cuir sont de si grande qualité qu’ils revêtaient autrefois les sièges des Rolls-Royce. Un peu comme pour le porc, tout dans le phoque peut être utilisé, mais d’abord faut-il observer la méthode autorisée d’abattage.
Conformément à la loi, Régis palpe le crâne qui a reçu la charge mortelle pour s’assurer que les dommages sont irré- versibles. Il sectionne ensuite l’artère principale de chaque méniche (nageoire) pour vider le mammifère de son sang avant d’ouvrir la bête des lèvres à l’anus pour l’habiller — c’est-à-dire prélever sa fourrure — une opération délicate. On retire soigneusement la peau par de longues entailles
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