Page 23 - Bouffe volume 3 - Surgelée
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régulières entre gras et chair, en frôlant d’aussi près que possible la carcasse. Malgré la forme aérodynamique de la bête, il devient vite évident que nous ne sommes pas en présence d’un poisson, mais bel et bien d’un mammifère : cœur, foie et parties nobles sont placés dans des seaux qui seront acheminés vers Réjean Vigneau, notre boucher lo- cal, propriétaire de la Boucherie Côte à Côte, seul autorisé par le MAPAQ à apprêter cette viande pour consommation humaine. Dents et grifes iront à des artisans locaux. Une fois dépouillée, la carcasse dont il ne reste que les os et les entrailles est rejetée à la mer.
Tout le monde est tellement excité que Hélène et Claude, qui avaient avec eux une caméra, ont oublié de prendre des photos. Tant mieux, car nos guides refusent d’être photo- graphiés de peur que des images circulent et relancent la controverse entourant la chasse au phoque. Ce sera la seule prise de cette première journée. Marie-Pier va repartir bre- douille.
De retour sur la terre ferme, il faut maintenant procé- der au délardage, c’est-à-dire retirer le gras de la peau du phoque — qui deviendra le trophée de Paul, véritable tapis de 2 mètres sur 1.5 mètre — avant de l’expédier vers un taxidermiste. Malheureusement, la pratique de cet art a presque disparu aux Îles et je dois beaucoup insister pour convaincre un vieux chasseur de traiter notre première ré- colte. Plus tard, nous apprendrons à nettoyer les peaux à l’aide d’un jet à très haute pression. Et la viande? Aux Îles, on adore le loup-marin, mais Paul et Hélène n’y ont jamais goûté. Voudront-ils emporter 30 kilos d’une viande incon- nue? À préparer comment? Finalement, c’est une dégustation à la Boucherie Côte à Côte qui règle le problème; ils repar- tiront avec des kilos de charcuterie et de coupes diverses
dans l’objectif de régaler leurs amis, à la fois du récit de leur chasse et de produits du phoque.
la suite
Malgré la nervosité de l’équipage et le scepticisme de plu- sieurs Madelinots, ce premier voyage s’est avéré non seule- ment un succès, mais aussi la preuve que j’avais raison de poursuivre mon rêve malgré les obstacles : hivers plus hâtifs, glaces précoces et plus épaisses, tempêtes plus fréquentes à la suite de changements climatiques qui compliquent la planiication d’expéditions de chasse, sans mentionner la distance et le coût d’une telle expédition.
Aux Îles, peu à peu, le scepticisme du début a fait place à la ierté. De moins en moins de détracteurs, de plus en plus de chasseurs souhaitant devenir guides. La saison suivante, nous avons accueilli quatre chasseurs, dont un chroniqueur de Chasse et Pêche bien connu, qui nous a dit de ne rien changer, que tout était parfait.
L’idée continue de faire son chemin : une dizaine de chas- seurs ont annoncé leur intention de venir aux Îles en 2016 à la poursuite de cet animal mythique, rapide, intelligent, incroyable plongeur, et à l’odorat très aiguisé. Entre temps, j’apprends à cuisiner le loup-marin comme une « vraie » Madelinienne, et c’est toujours ce que je commande lors de mes visites à l’une des grandes tables des Îles.