Page 28 - Bouffe volume 3 - Surgelée
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sœur adoptive. Étant donné que ses frères sont de bons chasseurs, elle fait sou- vent fumer des morceaux de viande d’orignal dans son tipi. Elle fait la meilleure viande séchée, un aliment qui sert de monnaie dans le Nord. Il s’agit de lanières de viande de caribou ou d’orignal séchées et fumées. En plus de fondre dans la bouche, elles se conservent très longtemps et provoquent une forte dépendance.
J’ai eu l’occasion de faire quelques randonnées de chasse — sans succès — avec ma famille adoptive. Enfin, sans succès, c’est si l’on ne tient pas compte de cette fois où j’ai passé la fin de semaine dans un buisson, accompagnée d’Agnes et de Mary. Sur le chemin du retour pour Fort Simpson, Mary a arrêté la voiture sur le bord de la route de terre en s’écriant : « lagopèdes! », et en s’emparant de son fusil. Elle a tiré le troupeau de lagopèdes sans que nous n’ayons le temps de sortir de la voiture. Agnes me chuchota : « Laura, va chercher celui-là », en poin- tant dans la direction de l’oiseau abattu. J’ai donc couru dans le buisson pour ramasser maladroitement le lagopède qui saignait et battait toujours de l’aile. Mon regard s’est tourné vers Agnes et je fus prise d’un petit vent de panique : « que dois-je faire?! » Je ne voulais pas que l’oiseau souffre plus qu’il n’avait déjà souffert. Elle tenait un autre oiseau qui battait de l’aile, qu’elle balança autour d’elle, ce qui entraîna sa mort. J’ai essayé d’en faire autant, mais je n’ai fait qu’épar- piller du sang partout sur moi. Quand Agnes le faisait, ça semblait beaucoup plus
28 facile que ce ne l’était en réalité. Elles m’ont pointé un autre oiseau. J’ai essayé de nouveau, mais encore plus de sang s’est répandu sur mon manteau et mes pantalons. Cette fois, je voyais bien qu’elles essayaient de retenir leurs rires de- vant cette petite fille blanche qui avait tant de difficultés à accomplir une tâche
qu’elles pouvaient déjà faire à cinq ans.
J’en suis présentement à mon septième hiver à Yellowknife. Ce qui devait ini-
tialement être une aventure d’une fin de semaine s’est transformée en véritable histoire d’amour avec le Nord, la terre, les gens et la nourriture. Aujourd’hui, je dis bonjour à tous ceux qui sont de passage et je souris aux étrangers. Je connais le nom de bon nombre de sans-abris, des politiciens sont mes voisins et, pendant mes temps libres, je fais du tricot. Je passe mes longues soirées d’hiver à visiter des amis et à surveiller les aurores boréales. En été, je suis la personne qui sou- haite la bienvenue aux nouveaux arrivants en leur faisant découvrir cet endroit à la fois étrange et merveilleux, que je suis maintenant fière d’appeler chez moi. Je ne le croyais pas à ce moment, mais ce jeune garçon à la station-service avait raison; on s’habitue aux moustiques.