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Vos livres nous plongent directement dans le concret, dans un langage du corps qui associe le ca- ractère physique et spirituel du travail de la terre : en quoi revenir à la terre vous a-t-il permis « de penser droit » ?
En travaillant la terre, je revis avec mon corps et j’ou- blie le regard de l’autre ; ce regard si pesant dans notre société où il faut toujours être en représentation. Pour les femmes de ma génération, les obligations vesti- mentaires et corporelles représentaient un vrai car- can. C’est encore vrai aujourd’hui. Dans mes vignes, je m’émancipe de ces carcans. J’apprends à être une femme dans un corps de femme, ce qui signifie travail- ler avec l’intelligence de mon corps, avec ses limites. Je ne peux pas travailler en force. Le métier est phy- sique et je ne cherche pas non plus à faire comme un homme. Si le corps s’use, on fatigue et on n'aime plus ce qu’on fait. Un ami me disait en rigolant que je jouais à la dînette. Je m’en fiche, je continue. Il n’y a pas de voie unique. J’adapte ma façon de travailler à mon corps et je fais des choix, des investissements pour trouver le moyen de ne pas me tuer au travail. Je réfléchis en confrontation permanente avec la ma- tière et le vivant. Le travail de la terre ramène à une autre échelle de contraintes très concrètes et tellement puissantes qu’elles libèrent l’esprit, elles libèrent de soi, elles font taire l’ego et empêchent de vouloir tout contrôler. L’oubli de soi est quelque chose de merveil- leux : la tête vagabonde là où elle peut vagabonder ; elle ne rumine plus en faisant tourner le petit vélo. La vigne a changé mon rapport au temps. Elle m’a appris que tout ne dépendait pas de moi. Quand on travaille sur autre chose que du vivant, il faut tout maîtriser, c’est une injonction et un poids énorme qui disparaît. Je commence seulement à récolter les fruits d’une vigne que j’ai plantée en 2014 et je serai sans doute morte quand elle arrivera à maturité. La vigne remet la vie à sa place de la naissance à la mort, et la mort redevient acceptable puisqu’elle fait partie de la vie.
Vous avez pris la décision de vous installer alors que vous ne pouviez plus écrire en tant que journaliste, comment ce retour à la terre vous a-t-il ramenée à l’écriture ?
Pour que quelque chose advienne, il faut que quelque chose se retire. Il y a quelques éléments déclencheurs que je raconte dans « Une place sur terre » (2018), mais surtout quelque chose du journalisme s’est retiré. C’était tout au début d’internet. L’immédiateté de la publication des informations empêchait la distance et nuisait à mon travail d’enquête. Puis la maquette a pris le pas sur le contenu. Le marketing l’a emporté et je ne me retrouvais plus dans le journalisme. J’ai cou- vert ensuite quelques affaires bouleversantes où j’ai
réalisé que dans ces formats imposés, je ne trouvais plus les moyens ni la place de dire les choses com- plexes, telles qu’elles méritaient d’être dites, et je tom- bais forcément dans des raccourcis et des caricatures. Petit à petit, je n’ai plus pu écrire. C’est venu progres- sivement comme une mue, à force de petits détails. C’était une période très étrange, où tout ce que j’avais perdu de mon enfance et tout ce que j’étais en train de perdre remontait. Mais changer pour cultiver la terre, c’était la chance de ma vie. Une fois la crise passée, j’ai eu de nouveau besoin d’écrire, pour prendre du recul sur moi-même. Pour avancer, il est souvent nécessaire de regarder dans le rétroviseur, pour ap- prendre de ses erreurs, mais aussi pour transmettre car c’est pour ça que j’étais devenue journaliste et ça m’est revenu, d’autant qu’à l’époque je ne pensais pas du tout qu’un de mes fils puisse avoir envie de travail- ler dans la vigne.
Vous montrez comment les vignobles du Languedoc se sont constitués au gré des vagues successives de nouveaux arrivants depuis les Romains dans l’Anti- quité jusqu'à l’installation des Pieds Noirs à la fin de la guerre d’Algérie. Comment avez-vous été reçue en tant que nouvelle arrivante convertie aux pra- tiques biologiques ?
Venir d’une autre région, d’un autre milieu et être une femme : a priori, je cumule. En réalité, le regard sur une femme qui fait du vin avait déjà changé mais je débarquais dans un monde que je ne comprenais pas. L’histoire des vignobles m’a appris combien le Langue- doc est une terre qui a été colonisée de nombreuses fois et qui a toujours rebondi grâce à des étrangers. En tant que nouvelle arrivante, j’ai plein d’anecdotes mais j’ai laissé dire, je viens moi aussi de la campagne et je n’ai pas non plus cherché à convaincre, à conver- tir, ni d’ailleurs à m’agrandir si bien que je n’ai jamais rencontré de véritables hostilités. Au début, j’étais un peu Manon des sources. Avant d’avoir pu mettre ma remise et mon système pour récupérer l’eau de pluie, je n’ai trouvé personne pour me donner de l’eau et je devais faire le trajet des bidons depuis ma maison en banlieue de Montpellier ! Aujourd’hui que je suis ins- tallée, je sais que je resterai à vie une étrangère et c’est une force, car ma liberté est plus grande : comme je ne suis pas comme eux, je peux faire comme je veux.
Vous dénoncez le vin comme un « trompe-l’œil », en montrant avec humour comment le discours marke- ting qui s’appuie sur le vocabulaire de l’œnologie a conduit à la standardisation des goûts. En quoi vos vins naturels sont-ils différents ?
Il y a beaucoup de trompe-l’œil dans notre société moderne et dans la mesure où la vigne accompagne
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