Page 37 - Rebelle-Santé n° 230
P. 37

    peut-être une solution car aujourd’hui la notion de délit, à la suite d’une infraction qui relève du code de l’environnement, n’est pas assez forte ni dissuasive.
Pourquoi mettre en perspective la catastrophe du Barrage de Malpasset à côté de Fréjus en 1959 ?
À Fréjus, à la première fissure, tout a pété. Il y a eu plus de 400 morts et l’État s’est débiné. Les victimes n’ont jamais été indemnisées : c’est un mouvement de solidarité locale qui a permis aux gens de recons- truire les maisons. Cette tragédie a valeur de symbole. Ce barrage est une métaphore de la rigidité des grands décideurs. En réalité, l’institution ne se remet jamais en cause. Elle n’admet pas que les gens puissent avoir un avis éclairé, quitte à les emmener droit dans le mur. Quels sont les moyens dont disposent les citoyens pour dénoncer un projet et proposer une alternative ? Ce questionnement est plus que jamais d’actualité. C’est pourquoi il est important pour moi que ce livre sorte maintenant. Nous sommes nombreux à nous question- ner sur comment faire pour que le monde reste à peu près vivable. Comme disait Roberto, il y a beaucoup de petits barrages qui sautent dans la tête des gens. Je vais suivre un projet pour les gorges de l’Allier, qui vise à démolir un barrage pour reconstruire quelque chose de beaucoup plus intégré au paysage, qui permette aux saumons de remonter la rivière tout en captant un peu d’eau pour l’agriculture. Dix ans de bataille. Faire évo- luer les mentalités prend du temps. Aujourd’hui, il y a urgence et c’est ce qui reste le plus inquiétant.
À la fin du documentaire, Jean-Claude Masseboeuf, le dernier paysan du Goudet, déclare qu’il faut aller plus loin. Quel est le prolongement de ce combat pour la Haute-Loire ?
Maintenant que les gorges sont sauvées, c’est un ter- ritoire qui a un vrai potentiel, en termes de paysages naturels, mais c’est aussi une région qui perd peu à peu ses habitants, vidée de ses paysans. La saison touristique est très courte. Il y a toute une ruralité à remettre en place. C’est un travail sur le long terme. Un fleuve existe parce qu’il y a ses riverains, des prai- ries et du bétail pour entretenir les berges. Pour faire en sorte que les villages se remettent à vivre, il reste tout un travail d’accompagnement et de réflexion afin de développer l’activité et l’économie, sans saccager l’environnement naturel.
Quelle résonance cette lutte peut-elle avoir aujourd’hui ?
Cette histoire nous dit qu’il faut avoir confiance dans la conscience citoyenne. Elle met du vent dans les voiles et donnera envie, je l’espère, aux gens de se retrouver, de réfléchir, de devenir force de propositions. Il ne faut
pas avoir peur d’exprimer nos pensées, de partager ce qu’on constate quand on ne nous emmène pas dans la bonne direction. Le projet des barrages de l’EPALA aurait coûté très cher, et serait sans doute confronté à tous les problèmes que les barrages construits dans ces années-là ont créés, comme les boues toxiques qui s’accumulent au fond des réserves d’eau. De tous les grands fleuves européens, la Loire est aussi le moins bétonné. Aujourd’hui, pourtant, l’échelle a changé, l’enjeu est devenu planétaire et le combat plus global. Personne ne peut savoir si plein de petits « Serre de la Fare », partout dans le monde, suffiront pour nous remettre sur la bonne route. En revanche, il est certain que s’il n’y a pas plein de petits îlots où vivre fait un peu sens, il ne se passera rien.
Vous êtes photographe, pourquoi avoir choisi de raconter ce récit en BD, en collaborant avec un dessinateur ?
Je me suis mis à la photo dans les années 1990 et j’ai travaillé pendant une vingtaine d’années sur le tirage en noir et blanc argentique pour des photographes profes- sionnels. La mode et la publicité ne m’ont jamais attiré, pas plus que l’actualité. La seule écriture qui me plaît, c’est celle du documentaire, mais trouver un mode de publication reste difficile. De fil en aiguille, je me suis mis à écrire. Ça a commencé quand j’ai rencontré un ancien tirailleur marocain alors que je faisais un repor- tage au foyer Sonacotra, à côté de chez moi. On est devenu très amis, et finalement j’ai écrit toute sa vie. Je n’aurais pas eu l’idée d’en faire une BD, Le Tirailleur, avec Piero Macola au dessin, si je n’avais pas connu le photographe Didier Lefèvre, qui venait de travailler avec le dessinateur Emmanuel Guibert. Le récit gra- phique est un médium idéal pour le documentaire. Dans un album comme L’eau vive, je n’ai pas de reven- dication photographique, les photos s’incrustent à titre informatif et dans mon prochain projet BD autour des petites lignes de chemins de fer en voie de disparition dans le massif central, il est possible qu’il n’y ait plus aucune photo. C’est une réflexion que je mûris. Der- nièrement, j’ai travaillé sur la Beauce et ses paysages caractéristiques de l’agriculture intensive. Pour ce pro- jet, j’ai ressorti mon appareil argentique, moyen format, car je n’ai pas croisé beaucoup de monde et avec les gros exploitants que j’ai pu rencontrer, je n’ai pas senti d’atomes crochus. Il y a donc moins à raconter. À l’in- verse, la BD me permet de retranscrire les échanges, de transmettre des histoires.
Propos recueillis par Lucie Servin
 L'eau vive, un grand combat écologique aux sources de la Loire
d’Alain Bujak et Damien Roudeau.
Éditions Futuropolis. 152 pages. 22 x 30 cm. 23 €.
 Rebelle-Santé N° 230 37
RENCONTRE
 


















































































   35   36   37   38   39