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PHILOSOPHIE
À l’époque, dès qu’ « on entrait » en alpinisme, tous ceux qui vous parrainaient vous donnaient à lire les grands classiques de la littérature de montagne. Il y avait les livres de Samivel, peintre et aquarelliste très connu, ou encore Les conquérants de l’inutile de Lionel Terray, le grand guide de l’époque. Je suis imprégné de tous ces écrits. Quand on est passionné, on lit tout : du roman au récit de courses jusqu’aux simples descriptions d’itinéraires des topoguides. Toutes les revues sur la montagne sont toutefois très techniques. J’avais envie de proposer des textes plus littéraires. C’est pourquoi, avec quelques amis, nous avons fondé cette revue qui s’appelait Passage et qui, plus tard, a inspiré la revue Altitudes.
Vous dites « Entrer en alpinisme, c’est comme entrer en religion ». Quelle fut votre première rencontre avec la Montagne ?
J’ai passé mon enfance dans un village de la vallée de l’Arve, du côté de Chamonix. La montagne au-dessus de chez nous était un alpage où mes parents m’ont envoyé un été pour garder les vaches. J’étais dans un chalet avec un alpagiste et de là je voyais toute la chaîne du Mont-Blanc. J’ai tout de suite eu envie d’explorer ces hautes montagnes. Je suis donc arrivé à l’alpinisme par le biais de la moyenne montagne, ce qu’on appelait les « montagnes à vaches », des zones habitées et exploitées par les paysans locaux. Beaucoup de jeunes ne connaissent plus cette montagne aujourd’hui. Ils arrivent à l’alpinisme par le biais de l’escalade, un sport qu’ils découvrent de plus en plus en ville dans des salles. Ils s’entraînent ensuite sur les falaises locales, avant de se retrouver en montagne pour gravir des sommets.
Est-il important de s’initier à l’alpinisme enfant ?
C’est le rôle du jardin dans l’enfance, lorsque le très jeune enfant quitte la maison pour explorer un premier morceau de nature vierge, du moins perçue comme telle, un milieu dans lequel il va falloir qu’il acquière une certaine autonomie, tout en sentant la surveillance sécurisante des parents. Pour moi, au-delà de ce jardin, il y avait la montagne, et je suis spontanément parti vers les sommets. J’ai beaucoup connu le scoutisme qui est une belle école d’autonomie et de résistance. Avec un sac à dos et un sac de couchage, on nous laissait au sud du Vercors en nous donnant cinq jours pour arriver au nord. Maintenant, ce serait impossible. Les familles n’arrivent plus à couper le contact.
Vous dites que l’escalade est à la fois une activité sportive et une activité symbolique ?
Disons à forte valeur symbolique. C’est ce que confirment les sciences cognitives. Je suis intimement
convaincu qu’il se passe quelque chose dans notre esprit quand on s’élève géographiquement vers les sommets. L’expérience de l’altitude est une expérience profondément humaine et tout le monde l’éprouve. Chaque alpiniste la vit d’une manière plus ou moins inconsciente. Si demain vous allez à Chamonix et prenez le téléphérique pour l’Aiguille du Midi, vous arriverez peut-être sur un sommet sans faire beaucoup d’effort, mais quand vous serez en haut et que vous regarderez en bas, vous vous sentirez au-dessus du monde et au-dessus des autres.
La montagne est par ailleurs un milieu sauvage très préservé, et on y éprouve un sentiment de communion avec la nature à l’état pur, si bien que parfois, quand on s’élève encore plus haut, dans des endroits où on ne voit même plus le monde des vallées en dessous, on peut avoir l’impression d’assister à la naissance du monde, et d’accéder au sublime.
Dans vos nouvelles, on retrouve la dimension mystique, vous employez même le terme de « lithothéisme » : l’alpinisme est-il un chemin vers la connaissance de soi ?
Ce n’est pas un hasard si les ascètes du monde sont toujours partis s’installer vers les sommets, et ont toujours cherché à gravir les pentes, à se réfugier sur les hautes terres. Cette dimension symbolique a été très étudiée par Samivel, l’auteur d’Hommes, cîmes et dieux qui reste un livre de référence pour tous ceux qui étudient la symbolique de l’ascension et de l’altitude. Toutefois, je ne sais pas si on peut parler de connaissance de soi. C’est une expression très galvaudée qui me rappelle l’idée fausse « de dépasser ses limites ». On ne dépasse jamais ses limites. Il arrive qu’on les repousse mais la seule limite que certains dépassent, c’est celle entre la vie et la mort. Malheureusement, ceux qui la franchissent ne reviennent pas. Souvent les alpinistes concluent leur récit sur cette idée de « la connaissance de soi ». En réalité, la montagne permet souvent de prendre un certain nombre de décisions, en termes de renoncement ou de choix, et c’est une manière d’apprendre à se connaître. Quand vous demandez à la majorité des alpinistes ce qu’ils ont appris sur eux grâce à la montagne, ils ne vont pas forcément savoir formuler cette connaissance, mais simplement constater qu’ils ont changé dans leur comportement. Très peu ont la profondeur d’analyse nécessaire pour une véritable connaissance de soi.
Vous parlez de « la montagne en soi », d’où vient cette expression ?
C’est d’abord un jeu de mots. Il y a la montagne en elle-même, et la montagne qu’on porte en soi. Pour moi, ça se réfère d’abord à cet héritage de l’espèce
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