Page 53 - Rebelle-Santé n° 207
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PHILOSOPHIE
nouvelles partent de plus en plus vers des montagnes lointaines. Dans le récit que vous citez, les gestes de l’escalade servaient à gravir certaines parois pour chercher un champignon, jusqu’au jour où Kowapi décide de les gravir pour le seul plaisir de le faire, même si cela peut paraître inutile à sa communauté. J’avais écrit ce récit dans le prolongement d’une réflexion sur la poésie, comme une forme de désobéissance. Car, comme l'écrivait Georges-Emmanuel Clancier, le propre de la poésie consiste à prendre les mots courants et leur faire dire autre chose que ce qu’ils disent d’habitude. Il faut toujours sortir du cadre de pensée habituel.
Pour vous, le meilleur alpiniste est celui qui vit le plus vieux.
Face aux risques souvent mortels de la montagne, il faut apprendre à affronter les obstacles, à les éviter ou les supprimer. Le vieil alpiniste expérimenté est celui qui sait tracer son chemin sur la montagne. Pour moi, la plus belle escalade à vivre consiste à se mettre au pied d’une paroi, à la regarder en imaginant une voie d’escalade, pour ensuite voir en grimpant si c’est une voie possible. C’est exactement le même processus que la démonstration d’un théorème en maths. Vous énoncez une hypothèse, et le jour où vous arrivez à vérifier et à prouver votre démonstration après avoir douté, vous êtes aussi transporté que l’alpiniste qui arrive à son sommet.
Dans la nouvelle Le meilleur grimpeur du monde, il y a ce grimpeur qui, par son arrogance et son ambition, est prêt à tuer pour devenir le meilleur. Est-ce une manière de dénoncer une mauvaise manière de pratiquer l’escalade ?
Pas vraiment. Je ne connais pas de grimpeur prêt à une telle extrémité. Il s’agit simplement de montrer que certains alpinistes pratiquent la montagne de manière compulsive, presque comme une thérapie. Certains psychologues parlent de conduite contre-phobique. Pour fuir leurs phobies intérieures, ces grimpeurs créent des risques qu’ils pensent pouvoir contrôler, et cherchent toujours à rajouter des difficultés. Malheureusement, beaucoup ne savent pas s’arrêter quand il faut.
D’autres sont comme Christophe Moulin, un très grand alpiniste français qui a fait des choses insensées jusqu’au jour où il s’est arrêté, sans pour autant en finir avec l’escalade. Dans un très beau livre, il conclut en disant : « La montagne m’a appris à souffrir, la montagne m’a appris à me battre, mais l’alpinisme ne m’a pas appris à vivre ».
Entretien réalisé par Lucie Servin
BERNARD AMY ET JEAN-MARC ROCHETTE : RENCONTRE AU SOMMET
• Ailefroide, altitude 3954, Jean-Marc Rochette et Olivier Bocquet. Éditions Casterman. 296 pages. 28 €.
L’Ailefroide est un sommet alpin dans le Massif des Écrins que Jean-Marc Rochette, adolescent, s’était promis d’escalader. Dessinateur de la série Edmond le cochon, avec Martin Veyron, et du Transperceneige scénarisé par Jacques Lob, il revient en bande dessinée sur l’époque où il réalisait des courses en haute montagne et voulait devenir guide. Il y a peu, il illustrait de ses aquarelles une édition de la nouvelle Le meilleur grimpeur du monde de Bernard Amy, sous le titre d’Anabase (voir page 53). L’écrivain signe d’ailleurs la postface de l’autobiographie de son ami dessinateur.
Il commente : « Quand Jean-Marc écrivait Ailefroide, j’étais moi-même dans la rédaction d’un petit livre qui traitait de la psychologie et des motivations des alpinistes. En un dessin, comme le regard de l’enfant dans les premières planches, il dit tout ce que j’aurais pu écrire en un chapitre entier ».
Dans un dessin qui mime l’initiation à l’escalade, Ailefroide fait la démonstration du sublime en relation avec le choc esthétique du gamin face à la peinture Le Bœuf écorché de Soutine. La liberté en idéal, la bande dessinée guide avec virtuosité
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