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SOCIÉTÉ
« L’obscurité est un bien commun »
Comment lutter contre la pollution lumineuse ? Samuel Challéat est géographe et passionné
d’astronomie.
Dans Sauver la nuit, il propose une réflexion indispensable autour de tous les enjeux historiques, scien- tifiques, économiques, sociaux, culturels et poétiques liés à la question de l’obscurité.
Chaque soir s’allument en France onze millions de lampadaires, un chiffre qui a augmenté de 89 % en 20 ans selon l’ANPCEN (Associa- tion nationale pour la protection du ciel et de l’environnement noc- turnes). En 2016, 83 % de la popu- lation mondiale est victime de la pollution lumineuse, 99 % des Eu- ropéens et des États-Uniens. 60 % de la population européenne ne peut plus voir la voie lactée, 80 % pour les Nord-Américains.
Voilà pour les chiffres d’un phé- nomène global qui représente, à l’échelle mondiale, une menace pour la biodiversité et qui cause, au niveau sanitaire, du stress, une diminution de la qualité du som- meil, de l’irritabilité, des troubles cognitifs et de l’appétit, jusqu’à favoriser certains cancers. Il suffi- rait donc d’éteindre les lumières. Pas si simple, explique Samuel Challéat, coordinateur du collectif Renoir (Ressources environnemen- tales nocturnes & territoires*), dans ce livre engagé et complet, conçu comme un plaidoyer pragmatique pour lutter contre la pollution lumineuse.
Le géographe a toujours aimé les étoiles. Étudiant, déjà il animait des séances d’astronomie dans les écoles et les centres de loisirs pour donner aux enfants le goût du ciel nocturne. « L’émerveil- lement est une émotion tout à la fois morale, spirituelle et esthé- tique », écrit-il. Pour protéger la
Sauver la nuit, Samuel Challéat. Éditions Premier Parallèle - 14 x 22 cm - 295 pages - 21 €.
nuit, il faut d’abord en éprouver la beauté. C’est notre rapport direct à la nature qui conditionne notre conscience environnementale. Or, le manque d’accès au ciel étoilé et la peur de la nuit transmise par des traditions ancestrales conduisent à faire oublier combien l’obscurité est vitale.
La question n’est donc pas sim- plement de comprendre les dégâts causés par la pollution lumineuse, mais d’assimiler que nos besoins de lumières ont dépassé la mesure, et que l’obscurité est une ressource à préserver. Cette notion est essen- tielle pour concevoir un arbitrage et établir le droit à l’obscurité. En considérant la société dans son ensemble, il faut ainsi pouvoir dis- cuter avec l’allumeur de réverbère pour réguler nos usages sociaux de la lumière artificielle. L’intégration de la contrainte environnementale dans la logique économique de- vient la clé.
De plus, si nous disposons de nombreuses réponses techniques en matière d’éclairage, cet arsenal ne dit rien des enjeux territoriaux, géographiques, sociaux, écolo- giques et politiques de la lutte contre la pollution lumineuse. En retraçant l’historique précis du développement de la lumière
artificielle et du mouvement de lutte pour la protection du ciel noc- turne, l’approche transdisciplinaire permet d’abord d’observer les per- turbations et de définir la pollution lumineuse. La cause des étoiles né- cessite, en effet, une bonne organi- sation des acteurs militants face à « la dissonance cognitive » créée entre les problématiques liées aux nuisances de la lumière artificielle (la dégradation de la biodiversité, de la santé et du rapport à la na- ture) et les bienfaits (le confort de la lumière, le goût des écrans, la mise en valeur des paysages et des bâtiments, les arguments sécuri- taires, mais aussi esthétiques et marketings des paysagistes et des communes).
Le dialogue paraît la seule issue pour échapper à l’impasse et chan- ger les pratiques et usages quoti- diens. Car la parole verticale de l’expert scientifique et du techno- crate ne suffit pas sans la prise en compte des ressentis et des désirs des acteurs sur le terrain.
Au niveau politique, Samuel Challéat reprend l’idée de Bruno Latour (1) sur le concept de son livre Où atterrir ?, en préconisant un nouveau modèle spatial partici- patif pour se donner les moyens de conjuguer les enjeux économiques et écologiques, et d’adopter un nouveau logiciel qui propose non plus de penser simplement l’éco- système, mais des systèmes so- cioécologiques coordonnés au ni- veau local. La mise en place de la trame noire constitue un défi pour développer un programme de pré- servation qui ne soit pas hors-sol, en socialisant les problématiques dans un projet ancré sur les terri- toires. Le succès dépend de la ma- nière d’envisager l’obscurité, non plus comme une contrainte, mais comme un bien commun.
L. S. *https://renoir.hypotheses.org
(1) Sociologue, anthropologue et philosophe des sciences français.
Rebelle-Santé N° 237 17