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expériences et surtout comprendre qu’il n’existe pas de jardin modèle. Chaque jardin ressemble à son jardinier et on peut tout aussi bien choisir de ne pas intervenir. La technique s’acquiert au fur et à mesure, mais avec un peu d’astuce et de créativité, rien n’est impossible. Créer une petite pépinière nourricière ou bouturer certaines plantes n’a rien de sorcier quand il suffit de planter un bâton dans la terre, ou d’improviser un châssis avec une vieille fenêtre.
Quel est votre rôle en tant que paysagiste ?
Certains professionnels me diront que ma méthode, c’est la mort de leur métier, que plus personne ne fera appel à eux. C’est absurde car il y aura toujours des gens qui auront besoin d’un geste technique et phy- sique (l’élagage d’un arbre, par exemple) et je pense qu’au contraire, c’est redonner ses lettres de noblesse à notre métier. Il faut partir du postulat que n’importe qui peut jardiner. Le paysagiste n’est pas là pour repro- duire des modèles vus mille fois, la haie prête à plan- ter proposée dans tous les manuels de jardinage, il est là pour proposer des ajustements sur mesure dans un milieu donné. Ensuite, chacun avec son niveau d’exigence peut faire appel à des professionnels. J’ai aussi des gens qui m’appellent pour venir les aider à faire un jardin punk. Quand je leur réponds que le principe, c’est d’abord qu’ils le fassent eux-mêmes, nombreux ont besoin d’être conseillés, tellement ils n’arrivent pas à se lâcher ou qu’ils ont peur de mal faire. C’est pourquoi j’ai écrit ce livre, mais j’organise aussi des portes ouvertes, des stages et des visites dans ma pépinière et au Flérial, mon jardin expérimental.
"L’un des avantages de l’enfance, c’est de savoir s’affranchir des contraintes d’échelles, d’être capable de créer la grande aventure dans un mouchoir de poche"
S’il y a dans ce livre surtout une dimension pratique, avec une méthode, des conseils et, à la fin, un index et un tableau florilège des végétaux punk, le « jardin punk », c’est aussi pour vous une manière de cultiver un sens de l’émerveillement, une ouverture à l’es- thétique des paysages ?
Oui, c’est une conception que je développe en évoquant le « Shakkei », cet art des jardins japonais qui se traduit littéralement par « l’emprunt du paysage », et qui consiste d’un point de vue technique à créer des paysages majuscules dans des jardins minuscules, à donner l’illusion de la grandeur en travaillant avec de la lumière et des perspectives qui se poursuivent au-delà de l’espace réel du jardin. Il suffit souvent de quelques idées et d’un peu de technique pour transformer un
espace. Le principe du Shakkei est typiquement le genre de considérations qui ne coûtent pas un centime et qui permettent de rendre un jardin plus beau ou de donner l’impression qu’il est plus vaste. Le premier coucher de soleil que j’ai vu enfant, c’était en colonie de vacances, et j’ai beaucoup souffert dans ma cité de ne jamais pouvoir le voir. Ce n’est pas parce qu’on est coincé entre quatre immeubles qu’on n’a pas le droit d’avoir de point focal lointain. Je suis persuadé que nous avons besoin de pouvoir physiquement porter notre regard au loin, ça donne l’impression qu’on peut voyager et le sentiment de liberté. Malheureusement, tout cela n’a jamais été pensé et les automatismes s’imposent : une pelouse doit se tondre, un arbre doit être taillé, les allées désherbées doivent servir uniquement d’allées...
D’où vous vient cette énergie et cette volonté ? Comment faites-vous pour rester optimiste ?
Au contraire, je ne suis pas très optimiste face à la dégradation de l’environnement et à l’état du monde. Je dirais que j’ai un naturel plutôt pessimiste, anxieux, inquiet. Le pessimisme coupe l’énergie, mais l’opti- misme empêche aussi de voir certains maux arriver. Je veux surtout rester assez lucide, et c’est ce réalisme qui me pousse à agir concrètement, à connaître le combat à mener pour améliorer les choses et aller de l’avant. Encore une fois, c’est par l’observation qu’on se rend compte que tout n’est pas foutu. Je le constate chez moi dans ma pépinière, dans mes voyages, mais aussi sur internet, où j’échange beaucoup et où je m’ouvre à d’autres façons de faire. J’ai vu des sites complète- ment flingués par l’humain qui ont aujourd’hui une deuxième vie, je suis même allé voir la nature à Tcher- nobyl. Certaines agglomérations adoptent de nou- velles stratégies. Parce que des solutions existent pour presque tout, il n’y a pas de raisons de laisser tomber.
Quelle importance a eu ce voyage à Tchernobyl dans votre conception du jardin punk ?
Je suis allé à Tchernobyl en 2013 car je voulais voir comment la nature se débrouille après le départ des humains. C’est d’abord ce que j’allais chercher et je n’ai pas été déçu. Mais je ne suis pas revenu en bon état moral de ce voyage. Il y a la catastrophe et les morts. Il y a la manière dont c’est géré aujourd’hui, un pays guidé par le consumérisme qui fait tout ce qu’il ne faut pas faire. Néanmoins, j’ai pu observer dans ces jardins des années 1970 revenus à l’état sau- vage comment des espèces ornementales devenaient des espèces subspontanées en redevenant plantes sau- vages, comment des arbres fruitiers pas taillés peuvent continuer à faire des fruits malgré des hivers à -30 °C, comment la nature vient à bout du béton et des bâti- ments. C’est une manière aussi de définir les limites
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ÉCOLOGIE PÉDAGOGIQUE


































































































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