Page 17 - Rebelle-Santé n° 195
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RENCONTRE
En quoi la bande dessinée permet-elle de sensibili- ser le public sur la maladie ?
espé : Chaque médium artistique sensibilise le public à sa manière. J’avais lu Face aux ténèbres de William Styron, une œuvre littéraire qui m’avait beaucoup marqué. La bande dessinée commande une autre lecture. Dans cet album, l’enfance ouvre un univers métaphorique et sa palette de monstres, qui permet de dire très simplement les choses les plus difficiles et les plus compliquées, de même que le dessin peut dire l’incompréhensible et montrer l’invisible. J’ai choisi, par exemple, de découper cette histoire en chapitres très courts pour que le lecteur respire, mais aussi pour rendre compte comme dans un morceau de musique des ambiances par les teintes en bichromie, bleu-gris, vert, ocre ou encore violet, que le rouge des crises vient perturber. La rupture par les couleurs scande ain- si un quotidien en montagnes russes qui alterne entre la violence des crises et la tendresse du foyer, laissant de la place à des moments plus heureux, plus calmes, comme les vacances, les crêpes, les châtaignes. La succession des chapitres permet d’aborder la maladie par ses différents aspects, et rend hommage à toute une famille qui souffre avec la malade. Car ma mère reste une énigme pour moi. Entre les phases de crises autodestructrices, l’abrutissement total à cause des médicaments et les moments de « conscience » où elle essayait de rattraper le temps perdu, je ne sais plus en réalité qui est ma mère.
Dans les yeux de Bastien, vous racontez aussi des choses très dures, la violence des crises, la souf- france du malade, la douleur des proches, les mau- vaises conditions de traitement. Vous témoignez ainsi de la prise en charge des patients.
espé : En effet. Par exemple, l’épisode de la visite du petit garçon dans un centre psychiatrique qui res- semble à une prison, je l’ai vécu adulte, et j’avais besoin de témoigner de ce mobilier vissé au sol, des traces d’excréments sur les murs, des grillages aux fe- nêtres et des malades attachés dans les couloirs. Cette triste réalité date d’il y a moins de dix ans. Mais je ne voudrais surtout pas faire de généralités, ce n’est pas le cas de tous les établissements, et c’est ce que je montre aussi dans ce livre. Ma mère a pris en quelque sorte un abonnement dans les centres d’internement, et elle est passée dans les mains de nombreuses structures, cer- taines étaient très bien et disposaient de moyens avec des psychiatres et des psychanalystes très à l’écoute. Mon propos se concentre sur le courage qu’il faut non seulement au malade qui souffre et se bat contre la maladie, mais aussi à ses proches, comme mon père, qui se bat pour sa femme par amour en vrai héros de l’ordinaire. Un combat à double tranchant. Dans le chapitre intitulé Papa, le père de Bastien veut sortir sa femme d’un centre dont les conditions sont trop terribles, mais comme en même temps il l’arrache à
un traitement, de retour à la maison, elle replonge presqu’aussitôt dans des crises difficiles à gérer. Mes grands-parents maternels nous ont beaucoup aidés. D’un autre côté, j’ai aussi le souvenir des réactions de mon grand-père qui voulait que sa fille se « res- saisisse ou arrête de faire la comédie ». Ce déni est symptomatique de la non reconnaissance des mala- dies mentales. Car on ne peut simplement pointer du doigt l’impuissance de la médecine. L’ignorance de chacun conduit souvent les familles à agir maladroite- ment, à attendre le dernier moment avant de consulter. L’internement du malade ne résout rien, s’il n’y a pas d’accompagnement aussi des proches.
À travers cet album, vous voulez surtout briser un tabou...
espé : La peur de la maladie cause presque autant de dégâts que la maladie elle-même, car les familles et les malades se renferment sur eux-mêmes. Je souhaite faire ressurgir ce que la société essaye de cacher et qui consiste à occulter et à rendre honteux la maladie, en m’attaquant à la racine du tabou. Quand on a une maladie mentale, ce n’est pas comme un trouble phy- sique ou même un cancer, et c’est très compliqué de faire accepter sa maladie dans le regard des autres. J’ai inventé la scène où Bastien veut sauver sa mère avec un extincteur après avoir entendu son père évoquer l’époque où l’on brûlait les malades sur un bûcher, pour montrer que même si aujourd’hui la violence a changé, le regard sur la maladie reste stigmatisant et détermine l’idée que s’en font le patient et ses proches en miroir de la société. Quand j’ai parlé pour la pre- mière fois de mon projet de livre à ma mère, on ne s’est plus parlé pendant 6 mois. Mon père, quant à lui, refusait que je le publie, il a même appelé direc- tement mon éditeur. Aucun de mes deux parents n’a voulu lire l’album. D’autres membres de la famille l’ont lu pourtant et ont compris ma démarche, car il existe un facteur héréditaire des troubles bipolaires, et il est primordial de transmettre ces histoires. Dans un article du journal Le Monde du 3 décembre 2016, j’ai lu que 2 millions de patients en psychiatrie ont été pris en charge en ambulatoire sur l’année 2015, 419 000 ont été hospitalisés et 79 000 sans leur consentement. Quand on pense qu’il y a 7000 sui- cides par an à cause de dépressions sévères, c’est deux fois plus que les accidents de la route. Pourtant, je n’ai jamais vu de campagne à la télé pour sensibili- ser le public ou aider ces malades. J’espère qu’autour de ma bande dessinée, les gens parleront, que ceux qui partagent ces expériences puissent se raccrocher à cette histoire et que les autres prennent conscience de la souffrance des familles.
Entretien réalisé par Lucie Servin
Le Perroquet. Espé - Éditions Glénat - 160 pages - 21,5 x 29,3 cm - 19,50 €.
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