Page 16 - Rebelle-Santé n° 195
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RENCONTRE
de la population en Europe et je voulais que mon récit révèle une destinée plus universelle. D’ailleurs, dès que j’ai commencé à travailler sur mon scénario, j’ai recueilli de nombreux témoignages et j’ai composé en m’inspirant de chacun, même si mon récit s’appuie à plus de 80 % sur ce que j’ai vécu.
Votre mère souffre d’un « trouble bipolaire à ten- dance schizophrénique ». En mettant en scène la maladie, vous traduisez au quotidien ce qui se cache derrière cette appellation savante. Comment votre mère a-t-elle été diagnostiquée ?
espé : Aujourd’hui, les psychiatres parlent de trouble bipolaire à tendance schizophrénique. Mais on peut appeler la maladie comme on veut : dépression, schi- zophrénie, bipolarité, c’est toujours la même chose, et pour ma mère, les symptômes n’ont jamais évo- lué. Dans les années 1980, on parlait de psychose maniaco-dépressive. Les diagnostics ont changé en fonction des thérapeutes qui l’ont suivie et des établisse- ments dans lesquels elle a été internée. Les traitements
aussi ont beaucoup évolué. Au début, quand j’étais gamin, on préconisait encore les électrochocs et j’ai le sou- venir des wagons de médicaments que ma mère avalait matin midi et soir. À un moment, on a suspecté des troubles hormonaux et elle a été opérée de la thyroïde avant qu’on ne diagnostique ce trouble bipolaire à tendance schi- zophrénique. Aujourd’hui, on a à peu près tout essayé, de la médecine conventionnelle aux méthodes plus alternatives comme la sophrologie, les cures de sommeil ou la phytothérapie, aucun traitement n’a encore conduit à un résultat durable et probant en plus de quarante ans. Même si la médecine fait des progrès, on navigue à vue avec ce type de maladie encore incurable.
Bastien, le héros de cette histoire, a une dizaine d’années, pourquoi avoir choisi un regard d’enfant ?
espé : J’ai écrit cette bande dessinée avant tout pour raconter une his- toire d’amour entre un petit garçon et sa maman, une manière peut-être d’écrire une déclaration d’amour à ma propre mère. Il fallait surtout pour moi instaurer une distance face à la maladie et insinuer de la ten- dresse dans le quotidien. Raconter la maladie dans les yeux de Bastien, cela permet d’alléger un propos qui serait trop lourd, à travers le prisme analytique d’un adulte. J’avais par
exemple envisagé de retranscrire des interviews avec ma grand-mère qui, avant de tomber malade, m’avait raconté son vécu par rapport à la maladie de sa fille. Ma grand-mère était quelqu’un d’extraordinaire, elle m’a toujours protégé un maximum. J’ai finalement préféré lui rendre hommage, en la représentant dans l’album telle qu’elle était dans mon souvenir. De plus, je suis persuadé que le compte rendu réaliste de ces interviews aurait été insupportable à réaliser et à lire, tandis que le style expressionniste de l’en- fant donne accès à une empathie directe qui identifie totalement le lecteur dans le regard de Bastien. Je me suis moi-même tout entier projeté dans Bastien. En transposant dans un style fantastique l’imagination de l’enfance, j’ai trouvé une mine de métaphores pour le scénario. Quand j’étais petit, je lisais beau- coup de comics et je dessinais déjà beaucoup sur la table en formica que je représente dans les cases. Par exemple, lorsque Bastien imagine sa mère en super- héros, je me sers de ce souvenir, pour inventer et traduire ce qui se passe dans la tête de l’enfant qui entend parler d’électrochocs.
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