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CULTURE
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VISITE DU MONDE FLOTTANT
Pour qui voudrait s’offrir un voyage au Japon en s’ins- tallant confortablement dans un fauteuil, les deux tomes des Cahiers japonais, du dessinateur italien Igort, proposent plus qu’un merveilleux dépaysement, comme une initiation artistique et intime.
Récit à rebours, « machine à remonter le temps » : le premier tome de ces Cahiers japonais sous-titré Un voyage dans l’empire des signes, en hommage au livre de Roland Barthes, compile en bouquet les souvenirs et les impressions d’un dessinateur épris de culture japonaise, confronté à la réalité des conditions de tra- vail au Japon. Igort a travaillé pendant près de onze ans, à partir du début des années 1990, en tant que mangaka pour un des plus grands éditeurs de mangas du pays, Kodansha. Soumis aux cadences infernales de la production, il rend compte de son travail et de son quotidien, tout en livrant, par fragments, légendes ou anecdotes historiques et personnelles révélant ses goûts et son amour du pays. De ses multiples voyages et de son expérience intime de Tokyo, il réinterprète croquis, photos, œuvres d’art au travers d'un dessin qui retisse ce matériel hybride en sublimant délicate- ment les séquences d'un sépia nostalgique. Mais, à la différence d'un carnet de voyage, ces cahiers retracent surtout la voie du dessin choisi par l'artiste, entraînant son lecteur dans le Japon qu’il aime, celui qui le fait rêver : celui du culte des chrysanthèmes et des sanc- tuaires, celui d’Hokusai, de Mishima, de Miyazaki ou encore de Tanizaki, l’auteur de l’éloge de l’ombre, et du cinéaste Suzuki. Dans un style qui associe l’esthé- tique au propos, le lecteur se laisse aller à la beauté des images en écoutant les histoires qui rapportent des bribes de ce « monde flottant » en mouvement, en écho aux principes bouddhistes d’impermanence et de fragilité.
Le deuxième tome, Le vagabond du manga, poursuit cette quête et rend compte du dernier voyage qu’a fait l’auteur en novembre 2017. Guidé par le poète zen
Basho, l’inventeur du haïku, et par la voie du guer- rier qu'il découvre dans Le Livre des Cinq anneaux de Musashi, Igort s'engage cette fois dans un « voyage sans but », une errance pour se perdre et mieux se retrouver. Quittant Tokyo qu’il ne reconnaît plus pour partir en pèlerinage à Hiroshima, il rejoint la cam- pagne à la recherche de ce « dieu du dessin plongé dans la nature ». Le dessinateur témoigne aussi d’un Japon en train de disparaître avec ses savoirs artisa- naux ancestraux, en insistant pour visiter un fabricant de papier traditionnel. Face à cette menace, le dessi- nateur relève quelques symptômes de la société japo- naise contemporaine, comme la dépression au travail, ou le phénomène des Hikikomori, plus d’un million de personnes qui restent aujourd'hui cloîtrées chez elles. Sans oublier le succès de l’application LovePlus, qui donne aux hommes une copine idéale virtuelle. Avec la délicatesse du pinceau, les pages se tournent sur des images qui sonnent chacune comme une déclaration d'amour esthétique et spirituelle, jouées sur une note mélancolique subtile qui s'achève par l'éloge de son ami, Jiro Taniguchi, l’immense mangaka auteur, entre autres, de Quartier lointain et du Gourmet solitaire, disparu le 11 février 2017.
Les Cahiers japonais. 2 tomes •Un voyage dans l'empire des signes •Le vagabond du manga Igort. Éditions Futuropolis. 184 pages. 24 € chaque.
*Légendes de la page 50 : 1. Sori Yanagi, « Butterfly stool » Tabouret, Japon, Fabriqué par Tendo Mokko Tokyo, Édition Steph Simon, 1956, Musée des Arts Décoratifs © MAD Paris / Jean Tholance 2. Vêtement d’armure Robe - Japon, Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / Jean Tholance 3. Chiyogami - Papier décoré, Japon, XIXe siècle, Musée des Arts Décoratifs © MAD Paris / photo Jean Tholance 4. Charlotte Perriand - Chaise longue basculante, Japon, 1940 Musée des Arts Décoratifs © MAD Paris / Jean Tholance, Adagp, Paris, 2018
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