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Trois grandes affectations en Ardèche
En France, les « travailleurs célestes » travaillèrent tantôt pour la Défense nationale (poudreries, manufac- tures d’armes, arsenaux, services de l’Intendance et du Génie), tantôt pour l’industrie privée (usines de pro- duits chimiques, entreprises de construction...). L’ana- lyse de la situation ardéchoise corrobore ce constat.
L’économie locale y avait été mobilisée en faveur de l’industrie de guerre. A Annonay, on transformait le cuir pour l’armée, on fabriquait des têtes de gaines pour les obus. Aux Ollières, on fournissait les tours de gaine. A Vals, la fabrique Aymard et Cie livrait des caisses à obus. On n’aura garde d’oublier la société Pavin de Lafarge qui, dans ses usines du TeiletdeViviers,produisaitdelachaux,duciment pour le Génie et calcinait de la magnésie de façon à alimenter l’industrie métallurgique française. Ce n’est toutefois pas dans ces secteurs d’activité que l’on devait retrouver les ouvriers chinois en Ardèche. La plus grande part de ces travailleurs fut affectée au Pouzin, à l’usine sidérurgique Horme et Buire, alors en plein essor. La guerre lui avait offert une seconde jeunesse. En 1915, ladite société avait édi é deux fours Martin qui devaient permettre de porter la production quotidienne à 70 tonnes d’acier et 100 tonnes de fonte. Le complexe était idéalement placé sur les bords du Rhône. Il ne restait plus qu’à trouver la main-d’œuvre pour atteindre les objectifs xés. Celle-ci passa de 200 à 800 hommes en l’espace de quelques semaines. A la n de l’année 1917, on pouvait ainsi croiser, au milieu des hautes cheminées et des tourbillons de vapeur, 344 mobilisés, 68 civils, 40 prisonniers de guerre et plus de 400 employés chinois. Toujours au Pouzin, un certain nombre de ces derniers furent réquisitionnés pour aller travailler à la poudrerie nationale.
Quelques clichés véhiculés par la presse ainsi que la prégnance du regard colonial avaient participé à im- primer dans les esprits une image d’Epinal des manou- vriers chinois. On espérait qu’ils seraient déférents, ef - caces au travail, qu’ils seraient dociles et qu’ils seraient moins tentés par l’évasion que les prisonniers de guerre (5). C’est, sans doute, ce qui motiva leur venue sur un second chantier d’envergure, celui du barrage sur le Doux. En 1917, la Société immobilière des Forces mo- trices du Vercors, dont le siège était situé à Valence, fut autorisée à établir cette retenue et à faire fonctionner une usine hydroélectrique sur la rive droite de ce cours d’eau, au lieu-dit de Mordane sur la commune de Saint- Barthélemy-le-Plain. Le barrage, établi dans la coupure dite de Clozel, il restait encore à amener les eaux déri- vées vers l’usine en construisant deux ponts-aqueducs pour le passage d’un canal d’usine, l’un sur la rivière
Daronne à son con uent avec la rivière du Doux, l’autre sur la rivière du Doux au quartier de Mordane. Une fois encore, on t appel à la main-d’œuvre chinoise. Le 26 juin 1917, une centaine de ces hommes, en provenance de Marseille, débarqua à Tournon (6). Après un rapide ravitaillement opéré sur les promenades du quai Far- connet, ils furent dirigés vers la percée de Clozel.
Troisième et dernière affectation notable : Vals- les-Bains et son usine de soie arti cielle La Viscose. Une vingtaine d’ouvriers chinois, en provenance de l’usinedesoiearti cielled’Arques-la-Bataille,prèsde Dieppe, y furent embauchés à compter de la n du mois de mars 1918.
A l’origine, les groupements ou bataillons chinois étaient dirigés par des interprètes-commandants, fréquemment de simples soldats ou des sous-of ciers, rentrés de Chine lors de la mobilisation alors qu’ils y occupaient de hautes fonctions (direction des douanes, direction des ports). A tout le moins, on avait fait en sorte qu’ils connaissent la langue et les coutumes chinoises. Au Pouzin, cette direction fut con ée à Charles Pettit (1875-1948), un sinologue à qui l’on prêtait quelque crédit. Grand reporter reconnu, l’homme s’était forgé un nom dans le monde du journalisme en couvrant le con it russo-japonais, au Japon, pour le quotidien Le Temps. Surtout, il avait séjourné plusieurs années en Chine, à Hankou, dans la province du Hubei, où la France possédait une concession (7). Il y avait découvert un lon littéraire, le roman « mandarin». Ses héros de ction n’étaient pas des colons mais d’in uents lettrés chinois et le choix de ce prisme, pour décrire la civilisation chinoise, lui avait valu un grand succès. Son roman Pétale de rose et quelques bonzes participa même à la course au Goncourt en 1910 (8).
Sous ses ordres, on trouvait un adjudant, un sous- of cier comptable, cinq sergents, cinq caporaux adjoints aux sergents, quatre hommes de service auxiliaire comprenant : un secrétaire, un cordonnier, un tailleur, un in rmier. Le dispositif était complété par la présence d’un interprète et de dix contremaîtres chargés de suivre, de contrôler ces hommes qui avaient le statut de travailleurs coloniaux. Bien sûr, cet encadrement varia en fonction des effectifs. L’interprète, souvent un missionnaire de Chine, devait servir de trait d’union avec les autorités. Au Pouzin, ce fut le Père Michel Meillier (1870-1964) qui remplit ce rôle. Formé au Grand Séminaire de Lyon, où il avait été tonsuré, il avait opté pour les Missions étrangères. Sitôt ordonné prêtre (1895), il avait été envoyé au Set-chuen oriental. Le moins que l’on puisse dire est qu’il y bourlingua amplement. Jugez plutôt : il fut tour à tour vicaire à Li- tou-pa, curé de Ouan-ien, professeur au Petit Séminaire
5. L’usine Horme et Buire eut justement à déplorer l’évasion d’un certain nombre de prisonniers de guerre, La Croix de l’Ardèche du 5 août 1917.
6. Courrier de Tournon du 1er juillet 1917.
7. Archives départementales de Seine-et-Marne, 1 R 1210, année 1895, dossier n°466 : dossier militaire de Charles Pettit. 8. Lucie Bernier, La Chine littéraire, Peter Lang, 2001, p. 123.
Cahier de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent n°139, 2018 28