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 « Alsace le 15 mars 1915
Bien cher monsieur et ami,
Il y a déjà quelques jours que je vous envoyais un mot. Je recommence aujourd’hui bien qu’il y ait peu de temps. En ce moment-ci une journée ou une nuit est bien longue et il peut, certes, se passer beaucoup de choses dans l’espace de quelques heures.
Donc ma lettre vous dira que je suis encore en vie et non blessé. Je ne suis pas même malade, mais assez fatigué et surtout très enrhumé. Ici cela est facile, je crois même inévitable.
Je me trouve toujours au même endroit, la neige recouvre le sol et bien qu’on y soit habitué on s’arrête quelquefois frappé par la beauté de certains petits coins tranquilles et on regarde volontiers les sapins ma- jestueux couverts de neige qui abritent souvent quelques tombes de soldats dont l’emplacement est marqué par quelques croix formées de deux planches où pend parfois une couronne. J’aime à voir ces endroits-là et à penser dans la solitude de la montagne, à la tranquillité du sommeil de ceux qui tombèrent ici.
Dans la nuit troublée seulement par le bruit du canon ou de la fusillade, il est si bon de dire pour eux du fond de la tranchée “Requiescant in pace”.
Si de temps en temps quelque départ pour l’éternité se produit parmi nous on prie aussi pour ceux à qui on pense trop peu, hélas !
On souffre naturellement un peu ici, mais pourquoi en parler, tous savent bien que nous ne sommes pas dans un bon lit à la guerre. C’est d’ailleurs ainsi que nous prions le Bon Dieu.
Ah la bonne prière que la souffrance, sans cela comment expliquer que la guerre ait quelque chose de bon et ait été permise par le Bon Dieu. On tâche de ne pas trop y faire attention et ainsi les jours s’écoulent plus vite peut-être que ce qu’on croit communément. On voit souvent et partout des crois de tombes. Quoi de plus commode pour bien penser à la mort et pour lui dire bien haut : « Surprend moi si tu le peux » !
Voilà pour aujourd’hui, je vais reprendre ma place là-bas au petit poste avancé où on trouve quelquefois le froid aux pieds et où les balles sif ent très près. Je vous quitte donc pour cette fois. Plus que la place de vous demander un bon souvenir pour moi dans vos prières et pour vous assurer toujours de mon dévoue- ment absolu.
Louis Pellecuer
115ème Alpins - 5ème Cie - S.P. 97
P.S. Veuillez me rappeler au souvenir de ce cher chanoine de Casteljau si vous le pouvez commodé- ment. »
grise qui était à ma portée et j’attendis. Nous étions fort bien placés là car notre champ de tir était excellent et étendu. Les mitrailleuses, car nous avions six pièces, fauchaient avec ardeur ! Dans le pré découvert du fond de la vallée que nous apercevions très bien, les Alle- mands recevaient avec générosité tous les nombreux pruneaux qui les faisaient merveilleusement faire “pas accéléré” ou ”pas de gymnastique”. Malheureusement les obus tombaient toujours et arrosaient consciencieu- sement les positions que nous occupions. Notre of cier était près de nous un fusil allemand à la main... Notre adjudant avait été blessé à la jambe, un second sergent aussi. Deux caporaux venaient d’être tués. Onze hom- mes étaient déjà hors de combat depuis que nous occu- pions la crête. Mais à un moment donné la fusillade de- vant nous était intense. Nous tirions sur les Allemands qui, en colonne par un, se dé laient dans le bois pour essayer de nous contourner et de nous cerner... Le re- pérage des artilleurs devenait de plus en plus juste et j’eus certes l’idée que j’étais ici dans un danger réel. Je vis tout à coup un sous-of cier allemand sortir derrière moi. Il était sans armes, pâle et presque fou. Je lui  s signe de se coucher s’il ne voulait pas se faire détruire, ce qu’il  t instantanément. Deux camarades l’emmenè- rent prisonnier. Il pouvait avoir 30 ans.
Cahier de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent n°139, 2018
On continuait à se battre dur. Les dif cultés du com- bat sous-bois étaient grandes. Cependant nous n’étions encore qu’au premier piton appelé le petit Reichaker- kopf. Le grand était attaqué et défendu aussi bien... Nous tirions toujours... La baïonnette marchait dur et bien peu de “kamarades” trouvaient grâce... Vers deux heures ou trois à peu près les obus arrivaient de plus en plus près du lieu où j’étais. Je vis que j’allais être tué ou blessé, cela me semblait inévitable. Un obus éclate près de moi et m’envoie quelques débris (?) à quelques centimètres de moi. Je ne suis pas encore blessé. Un schrapnel de 120 ou de 150 nous arrive et éclate sur moi. Il tue cinq camarades voisins de moi... Je ressens une violente douleur... Cette fois je suis blessé... Que faire ? J’essaye de me lever sans perdre conscience de ce que je faisais car il y avait longtemps que les obus me menaçaient... J’arrive avec forces souffrances à me lever, me débarrasser de ma couverture, me glisser sous les obus puisque dans une autre tranchée où je deman- dai à des camarades de m’aider un peu, ce qu’aucun ne  t !... Dans ce cas il faut se débrouiller comme on peut et si on le peut... En n !... Par un effort surhumain je parvins à sortir et en me traînant par terre avec les bras, avec des branches, en me suspendant aux arbres coupés en abattis, je parvins à faire à peu près cent ou deux
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