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cents mètres. Je fus alors forcé de m’arrêter. Je quittai mon équipement qui me pesait trop et j’essayais de me lever car le sang coulait abondamment. Mes pantalons étaient tout humides et une trace plus ou moins visible était sur la terre ou sur les arbres que j’avais touchés. J’essayai donc de me lever mais inutilement... Déses- péré presque en sentant que j’étais aussi seul dans cette forêt, j’eus presque peur et je souffris presque autant de cette impression d’isolement que de mes blessures. Je me roulai cependant à un endroit où se trouvait une pente rapide où étaient des ls de fer barbelés. Je m’ac- crochai aux ls de fer et me traînai encore quelques mètres dans la boue. Les balles arrivaient assez mais les obus étaient plus vers la crête. En n, à bout de forces, je m’arrêtai, épuisé, ne pouvant absolument aller plus loin. Un hasard, la chance ou la providence voulût que je m’arrête dans une éclaircie d’où je pus être aperçu d’une tranchée amie qui se trouvait sur le versant de la colline du côté d’où nous étions venus.
On me t signe et deux dévoués camarades vinrent me chercher et m’emportèrent dans la tranchée où je retrouvai un camarade qui me mit un peu de coton sur mes plaies, assez sommairement, mais en n !... On n’était pas dif cile alors... Je souffrais de plus en plus... On me transporta dans une cabane en bois derrière la tranchée. On me coucha sur les planches car je ne pouvais bouger. Beaucoup de blessés arrivaient. Certains étaient peu blessés, d’autres avaient des blessures graves, quelques-unes effrayantes... Pauvres
« Deux dévoués camarades... »
chasseurs ! Comme moi ils se rappelleront du Reichakerkopf, surnommé par la suite le “tombeau des chasseurs”. Je restai là étendu tout le reste du jour et de
Cahier de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent n°139, 2018
la nuit... Il pleuvait et la pluie tombait dans notre abri. La èvre m’avait saisi avec une soif ardente que je ne pouvais apaiser car je ne pouvais pas avoir la goutte d’eau que je demandais... La fusillade et les obus continuaient à tomber tout près de nous et je ne sais vraiment comment notre abri ne fut pas atteint. Il était fort facile de sentir les secousses tant les projectiles éclataient près... Toute la nuit, l’interminable nuit je restai dans cette cabane. On emportait les blessés mais ceux qui étaient dehors ou les gradés avant nous... En n vers les quatre ou cinq heures du matin mon tour arriva. Sur un brancard on me mit et on me sortit de mon abri en prenant assez de précautions, car je veux rendre justice à tous : les in rmiers quoique fatigués ne me rent pas trop souffrir. On m’emporta donc couché. On me mit sur les épaules et on alla je ne sais où... Le jour commençait à poindre. Nous arrivâmes au col. Les obus allemands y arrivaient encore nombreux, avec de rares moments d’accalmie. Nous passâmes à un endroit découvert et comme les Boches étaient dans les bois à trois ou quatre cents mètres au plus, ils s’amusaient à nous viser aussi juste que possible. Ils ne pouvaient pas me faire tomber puisque j’étais déjà couché mais je craignais qu’ils atteignent un des quatre qui me transportaient ; s’il en avait été ainsi j’aurais dégringolé par terre ce qui aurait été réellement fâcheux. Les balles sif aient fort près mais aucun de nous ne fut touché et nous parvînmes à rentrer sous-bois où, moins vus, nous ne recevions guère plus de balles. Quelques obus tombaient non loin de nous. Il faisait très froid. On me posa un peu à terre et on m’emporta à quelque cent mètres encore où je me trouvai à l’endroit où j’étais passé la veille et où était une baraque en planche qui était le poste de secours. Le major à trois galons me vit et ne me dit rien... Un autre me demanda si je voulais quelque chose... Je lui demandais un peu d’eau qu’il me donna... Il me parla bien... On me mit dans une salle voisine où étaient déjà quelques blessés. Il y avait un peu de paille, on m’y coucha. Je souffrais assez et ne pouvais bouger. La èvre avait sans doute un peu baissé mais pendant les quatre jours je ne mangeai à peu près rien... Je restais là attendant qu’on vienne m’emporter. La fusillade et la canonnade étaient très nourries et continuelles, tout près... La lutte que les journaux quali èrent d’intense, d’extraordinaire, parlant de corps à corps terribles continuait près de nous. J’attendis là encore et le lendemain, après ne m’avoir guère reposé de toute la nuit, je fus mis sur un traîneau et emporté dans la neige jusqu’à un autre poste de secours. Pour cela il fallut descendre des pentes très rapides et sous-bois. On suivait rarement des chemins. En n j’arrivai près de la gare de Segmath. Une maison non encore bombardée servait de poste de secours. On m’y transporta sous la neige.
En arrivant dans cette maison je pus constater qu’elle appartenait à quelqu’un d’assez riche car elle était belle. Il y avait des balcons en bois et à l’intérieur des glaces et un lit en fer : il est vrai que le matelas, ou même la paillasse,manquait,maislàdumoinsonétaitàl’abri de la neige qui tombait dehors. Le village de Soultzeren était là, tout près. Le tram à crémaillère descendant de la
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