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 Extraits de la lettre publiée dans La Gerbe n°25 le 1er avril 1915
Je vous écris comme je peux et fort mal car je fais ma lettre couché dans un lit. Pourquoi ? Parce que les Boches m’ont fait un petit cadeau qui m’a procuré un repos complet depuis quelques jours.
« Le 10 mars 1015,
Samedi passé on a attaqué un blockhaus allemand à la baïonnette. Les journaux ont assez parlé de ce fait qui s’est passé dans la vallée de X... Ça a bardé dur. La fusillade et surtout l’artillerie lourde faisaient des deux côtés un vacarme d’enfer. On a délogé les Allemands de leur formidable abri et on s’y est maintenu malgré que ces messieurs aient voulu venir essayer d’y rentrer huit fois pendant la nuit. Ce combat, sous-bois, je n’en ai pas vu la  n car un obus, une vraie “marmite” celle-là est venu tomber près de moi et a tué ou blessé cinq chasseurs. Je suis de ce nombre. Un éclat m’a traversé la cuisse droite. Les deux trous sont bien visibles mais cependant je ne souffre pas trop actuellement. J’ai eu aussi une dizaine de légères blessures aux mains, mais ça, ce n’est rien.
Je ne puis encore ni me lever, ni m’asseoir, ni bien remuer. Cependant ce ne sera rien et j’en serai quitte pour quelques semaines de repos. Ce n’est pas bien étonnant, au contraire : c’est même curieux à mon avis que ce ne soit pas arrivé déjà depuis huit mois. Un éclat d’obus tous les huit mois ce n’est pas trop cher car moi je leur en ai envoyé plus que ça et s’il m’arrive de revoir les Boches je tâcherai de les remercier à la manière qu’il convient...
Priez un peu pour moi... et excusez ma lettre. Elle est vilaine mais je suis bien mal placé... L.P. du groupe des Salelles. »
Article publié dans La Gerbe n°26 de mai 1915
« Sur un lit d’Hôpital
“En avant, mes enfants et mettons-en !”. On entendit cet appel et aux notes pressées des clairons, sous une canonnade extrêmement nourrie, une canonnade d’enfer nous avançâmes hardiment, à la baïonnette, vers les tranchées allemandes. Ni les réseaux inextricables des  ls de fer barbelés, ni les abattis d’arbres ne nous arrêtaient... Les Boches détestés poursuivis par les “diables bleus” dévalent en triple vitesse les pentes boisées de l’importante colline dont ils occupaient la crête ! Leur allure était accrue par notre fusillade, et, surtout, par le tac-tac précipité des mitrailleuses qui ont toujours eu une action décisive sur les fameux « kamarades »... Cependant les marmites teutonnes faisaient rage et tombaient partout, nombreuses et assourdissantes. Au bout d’une heure, une fâcheuse erreur de pointage, probablement, dirigea près de notre abri un obus qui tua ou blessa cinq hommes.
Et sur un lit d’hôpital les souvenirs se pressent facilement ! Un hôpital ! Le mot faisait peur jadis, comme il paraît doux maintenant ! Un lit propre, de la lumière, du repos et surtout cette note de sympathie, si sensible chez tous, cette atmosphère de charité où l’on sent que par pur dévouement on nous prodigue des soins nombreux autant pour la joie du cœur que pour le salut du corps... Si on la compare au trou creusé dans la terre et la neige et couvert de branchage qui servait de chambre à coucher, là-haut, dans la forêt alsacienne, qu’elle paraît belle et agréable cette salle blanchie avec son bon poêle, ses grandes fenêtres et ses bons lits dont on était “exemp” depuis huit mois.
Et alors on se remémore les circonstances qui ont accompagné l’instant où les obus meurtriers jetaient sur le sol tant de victimes ! On se dit : quel rêve vraiment ! Il y a huit jours c’était la rude vie des camps dans une tourmente de neige presque continuelle ! C’étaient les nuits glaciales durant lesquelles, tant de fois on ne pouvait parvenir à se réchauffer... C’était cet assaut terrible, ce vacarme épouvantable de « marmites » arrosant abondamment d’une pluie de mitraille les faibles abris qu’on avait trouvés, c’étaient les membres épars qui voltigeaient en l’air, les larges mares de sang, les visages horriblement dé gurés qu’on ne voyait que trop souvent... C’était cet instant où on a presque senti le goût de la mort. Cet instant où on voit son sang couler abondamment, où, sous les hurlements sinistres des obus et le sif ement des balles, pareilles à un essaim furieux, on constate que, même avec la surexcitation causée par l’infernale musique des canons, on n’a pas la force de fuir le danger. Oh, alors, on éprouve comme une angoissante impression d’isolement qui est presque du désespoir ! Comme on est content quand on aperçoit les in rmiers qui viennent vous chercher, vous sauver ! Et ce long voyage sous une bise glaciale, qu’on fait en caquolet ou en traîneau en passant sous les bras étendus des majestueux sapins vosgiens, qui semblent vouloir couvrir de leur protection... Oh oui ! Comme on arrive volontiers à l’ambulance et comme, dès les premiers soins dont on est l’objet, on sent vibrer dans le cœur la corde de la joie qui s’était un peu tue !!! Alors, dans l’âme du blessé, le premier cri qui s’élève c’est un merci au ciel ! Mais comment un pauvre blessé garrotté dans les bandages, cloué sur un lit peut-il remplir ce devoir si doux et si urgent de la gratitude. Apparemment c’est bien dif cile car, avec la fatigue physique on subit à peu près fatalement une dépression morale... Mais n’est-il pas vrai que, si on a un peu de bonne volonté, le Bon Dieu n’est pas dif cile et avec cela on arrive facilement à penser qu’il est content pourvu qu’on fasse “du mieux possible”. »
Cahier de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent n°139, 2018 46























































































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