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La Voûte de Prières (du 2 décembre 1915, article publié dans La Gerbe n°1 de janvier 1916 page 553)
« Le crépuscule hâtif des jours brumeux de l’Est estompe déjà les pignons et les toits du petit village meusien. Par paquets, lentement, de leur démarche calme de paysan, les soldats se rendent à la chapelle improvisée. C’est un vaste grenier où l’on a dressé un autel avec des caisses et des tréteaux et où l’on a transporté les bancs de l’église transformée en ambulance. Petit à petit, la grange s’emplit et la prière du soir commence. Puis des chants s’élèvent, cantiques simples auxquels les oreilles sont habituées comme à des sons familiers mais qui prennent une signi cation plus prenante à être chantés par des voix d’hommes qui montent de la pénombre... Une grande taille noire se dresse et l’aumônier parle... Quelques phrases brèves, saccadées, énergiques, c’est un of cier qui harangue sa troupe : “Vous souffrez ? Offrez votre souffrance à Dieu pour la suprême victoire. Vous êtes sans cesse en face de la mort ? Pro tez-en pour jeter un regard dans l’éternité. Priez pour vos frères d’armes prisonniers ou blessés. Priez surtout pour ceux qui vous ont précédé dans la mort glorieuse et priez aussi pour ceux que vous avez laissé là-bas a n de venir les défendre. Soyez soldats, bons soldats ; c’est en ce moment pour vous le meilleur moyen d’être de bons chrétiens...”. La voix s’est tue et le silence s’est étendu sur les corps agenouillés dans les ténèbres grandissantes. C’est la minute où l’on prie, dans son cœur, et je devine où s’est envolée, sans bruit, l’âme de tous ces soldats. D’un coup d’aile elle a franchi les espaces et est venue dans les combes vertes où se nichent les fermes cévenoles. En quelques secondes elle a fait le tour des chaumières, des prairies, des châtaigneraies pour se glisser dans un coin sous le manteau de la cheminée. Oui, ils sont tous là, le vieux à la gure ravinée et au collier de barbe grise, la femme qui trempe la soupe et les petits qui ne savent pas encore.
Dans le silence presque angoissant de la grange devenue le temple provisoire de Dieu, j’entends très distinctement la prière qui s’échappe alors de ces cœurs simples que le devoir t guerriers : “Vous tous, là-bas, qui êtes restés, c’est pour que vous soyez heureux que nous sommes venus nous battre... Mon Dieu, vous nous donnerez la victoire pour eux ; prenez nos souffrances, prenez nos vies, si c’est votre volonté pour que, chez nous, la vie puisse se continuer”.
Peu à peu, comme elle s’est remplie, la grange se vide ; les souliers ferrés grondent un moment sur le plancher ; puis les silhouettes bleu pâle s’effacent rapidement dans la nuit, allant vers le repos, vers le sommeil sans rêve dans la paille où l’on s’enfonce...
Sur des maisonnettes de granit, la cloche d’un vieux clocher ardéchois essaime l’appel de ses battements précipités. C’est la prière du soir et, sur les pierres du porche, claquent les sabots des femmes qui se hâtent.
Quelques veilleuses vacillantes devant le Sacré-Cœur et Jeanne d’Arc et deux cierges qui brûlent à l’autel de la sainte Vierge mettent, seuls, quelques points lumineux dans l’obscurité. La voix aigrelette d’une enfant égrène les Ave Maria du chapelet ; les réponses semblent s’échapper des piliers où des chrétiennes se tiennent dans l’ombre. Ce sont des mères, des femmes et des enfants qui supplient le ciel pour le succès de nos armes et la conservation des absents aimés ; ce sont aussi des veuves et des orphelins qui implorent la clémence du Seigneur pour les disparus.
S’évadant, très loin, des murs trapus de la petite église, leur pensée essaie de se représenter un cantonnement, un coin de tranchée ou une tombe et, là, elle s’imagine l’être cher pour lequel elles sont venues prier : “Mon Dieu, préserve-le de la balle qui tue, de l’obus qui déchire, de la pointe qui troue ; garde le vivant pour nous qui, en son absence, peinons a n de lui faire le retour plus doux, et pour qu’il retrouve ses biens comme il les a laissés. Garde-le à notre affection, conserve-nous notre soutien ; mais cependant Seigneur s’il faut pour le salut de la Patrie, s’il est nécessaire qu’il aille là-haut auprès de ceux qui sont déjà tombés, que votre volonté soit faite et non pas la nôtre”.
Puis, dans la nuit, les sabots claquent à nouveau sur le sol durci, et les ombres noires retournent à leur humble tâche quotidienne a n d’essayer de continuer la vie malgré l’absence du soldat.
Et ainsi, chaque soir, des villages de tout notre pays, comme du fond de toutes les tranchées montent des prières qui vont se rejoindre par-dessus la France, aux pieds de Dieu. Des deux côtés s’élèvent les mêmes élans de dévouement, de sacri ce et de résignation chrétienne et c’est comme la charpente aérienne d’une voûte immense, de la voûte d’une cathédrale splendide où sont agenouillés tous les Français et contre laquelle les obus des destructeurs de Reims et de Louvain ne prévaudront jamais.
X. Vallat, s/lieutenant »
57 Cahier de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent n°139, 2018