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« Ces paysans cévenols... », Xavier Vallat les a sous ses ordres, eux et d’autres venus des provinces de cette France encore très rurale, très agricole ; il établit avec eux une relation faite de respect dans une dé nition de la société qui doit demeurer ce qu’elle est, chacun à sa place dans une relation solidaire, voire plutôt charitable. C’est ainsi qu’il se félicite que les premiers syndicats agricoles, conservateurs, aient été créés par des « catholiques et royalistes fervents ». C’était en 1884 et les dirigeants « naturels » de ces syndicats étaient tous des royalistes qui solliciteront bientôt les suffrages de leurs obligés (9).
Il écrira plus loin : « Il est éclatant que presque tous ces dirigeants syndicaux, pour ne pas dire tous, étaient de conviction monarchique en même temps que de foi catholique. Tous auraient pu prendre à leur compte ce discours (du marquis de Villeneuve) : “En nous con ant une parcelle du sol de la Patrie, la Providence nous a imposé une fonction sociale particulière. Il existe
autour de nous d’autres hommes, petits propriétaires, fermiers, métayers, ouvriers agricoles, qui vivent comme nous de la terre et qui n’ont pas reçu, dans leur ensemble, les dons de fortune et de savoir que nous avons reçus. Nous avons été placés à côté d’eux pour les aimer, les éclairer, les servir. Voilà notre fonction sociale” » (10).
L’historien américain Robert Paxton pourra dire dans son étude sur la paysannerie française des années 1930 qu’elle demeure l’héritière très encadrée par les notables conservateurs de la structure mise en place à la n du XIXe siècle et pour cette raison résistera au fascisme des « chemises vertes » en lui opposant le traditionalisme (11).
La lettre suivante, qui sera publiée dans La Gerbe, exprime encore une part de la philosophie de Xavier Vallat et son rapport à la paysannerie. Les mots parlent d’eux-mêmes :
« ILS CHARGENT A COUPS DE PIOCHE... »
Les Pioches (lettre-article publié dans La Gerbe n°6 du 1er janvier 1916 page 606)
« “Sur les pentes, quelques soldats cévenols poursuivent les Boches à coup de pioches”
Lettre d’of cier citée par les journaux
Cette phrase d’un of cier qui combattit récemment à la cote 304 suf t à faire revivre en moi un souvenir et à évoquer une scène... Je revois sans effort le paysage meusien rendu familier par un séjour de plusieurs mois. Je revois les ondulations molles des Bas-de-Meuse, les champs en friches où jouaient d’innombrables lièvres accoutumés au bruit de la canonnade, les petits villages de Malancourt et de Haucourt dentelés et ruinés mais qui, à quelque distance, paraissent encore intacts avec les taches rouges de leurs toits dans les feuilles de vergers. Je revois la cote 304 boisée de taillis bas et de jeunes pins où l’on trébuchait dans les trous d’obus qui rappelaient les luttes déjà anciennes de 1914.
Et il ne m’est pas dif cile de reconstituer la scène qui a dû se passer. Pendant des heures le tonnerre des pièces lourdes a déferlé sur les tranchées de la cote. Les taillis et les pins ont disparu, engloutis dans les entonnoirs de 210 et de 305 qui secouent la terre d’une trépidation incessante : il n’est pas possible que dans ce cataclysme scienti quement organisé un être humain ait survécu. Maintenant c’est, en arrière de la crête, un tir infernal qui doit arrêter l’arrière des réserves.
Et, tandis que l’orchestration infernale continue, les masses compactes des fantassins allemands débouchent à la fois des bois qui sont à l’ouest et du village qui est en face. Ils comptent bien que, cette fois, les “Fransozen” ont été anéantis par l’épouvantable pluie de fer qu’ont déversée les mortiers. Et ils chantent, les soldats du Kaiser, ils chantent, non pas une marche - à quoi bon se presser puisqu’ils sont morts en face ? - mais un hymne grave qui rythme leur marche pesante. Soudain des brèches s’ouvrent dans les carrés gris qui s’avancent, des brèches où ottent un petit ocon blanc arrondi comme de l’ouate ; ce sont les 75 qui entrent en danse ; et si leur voix sèche se perd dans le tonitruement monstrueux, ils n’en culbutent pas moins les casques à pointe dans un terrible jeu de massacre. Le troupeau gris ne s’arrête pas pourtant, ramené sans cesse en avant par des sous-of ciers en serre- le ; ils approchent toujours et c’est au tour des mitrailleuses de chanter leurs chansons... Ta-ta-ta-ta-
9. Le syndicat, dans la dé nition donnée par ses fondateurs, est avant tout un prestataire de services : centrales d’achat, secours mutuel, caisse de crédit agricole. Toutes choses fort utiles et qui iront se développant sous d’autres cieux.
10. Citations reprises par Jean-Pierre Rissoan dans son ouvrage Traditionalisme et Révolution, tome I, 2002.
11. Robert Paxton, Le temps des chemises vertes, révoltes paysannes et fascisme rural (1929-1939), éd. du Seuil, 1997.
Cahier de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent n°139, 2018 60