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ta-ta. On dirait que tous les tarares du village sont là, à faire envoler la poussière des froments. Les les allemandes se fondent lentement sous ces faucheuses terribles, d’autant plus que dans la mélopée uniforme des mitrailleuses se distinguent maintenant les trilles fantaisistes des Lebel exécutant des feux à volonté.
Ils n’étaient pas tous morts les “Fransozen”. Ils avaient subi, sans que leur raison sombrât l’avalanche qui déchire et pulvérise ; leurs nerfs calmes de montagnards cévenols avaient supporté, sans se tendre à l’extrême, l’effrayant bombardement et ils tirent à tir rapide dans la houle des Boches. Mais les cartouches s’épuisent, les fusils brûlants ne sont plus maniables et, bien que décimé, l’ennemi continue sa marche. Le voilà au réseau maintenant. A la grenade ! Et les boules de fer décrivent de hautes paraboles comme s’il se jouait une macabre partie de raquettes.
Les Boches avancent encore, pourtant, mais comme en hésitant ; il n’y a plus de grenades, c’est le moment de l’arme blanche, du corps
à corps. “En avant” ont crié les of ciers
français ; les soldats ardéchois, dédaignant
la ne aiguille de la baïonnette, soulèvent
les lourdes pioches avec lesquelles ils ont
creusé les tranchées et chargent avec cette
arme. Ils chargent à coup de pioches et
l’outil pesant ouvre les crânes d’un coup
net ou s’enfoncent dans les chairs avec
un bruit sourd. La pioche ! Ah vraiment !
Quelle arme dans les mains d’un paysan ;
c’est aussi lourd qu’une masse d’arme de
chevalier ; c’est aussi aigu qu’une épée,
aussi tranchant qu’un sabre ; ça écrase,
ça troue, ça taille et c’est solide dans les
mains. Et puis, ils ont l’habitude de ce
manche, nos Ardéchois.
Et voilà que la vague d’assaut s’est ar- rêtée et tourbillonne, éperdue, sous ce choc terrible. C’est le moment de l’hésitation fa- tale, du désordre irrémédiable qui s’établit, de la peur en n qui triomphe et fait fuir ; et les pics pesants se lèvent toujours à bout de bras pour retomber sur les corps qu’ils dé- foncent. Parbleu ! Il ferait beau voir qu’un paysan se fatiguât à manier la pioche.
Ex-libris de Xavier Vallat par le graveur sur bois Jean Chièze
Mais l’attaque est dé nitivement en-
rayée ; les survivants dévalent en courant
les pentes où les cadavres de leurs cama-
rades sont entassés par monceaux ; ils fuient vers leurs lignes, vers l’abri de la mort, vers un endroit où ils ne verront plus briller sur leurs têtes l’acier des bonnes pioches françaises.
Oui, c’est ainsi que ça a dû se passer !
C’est avec des pioches, ce jour-là, que le Boche fut repoussé ; et je trouve un symbole émouvant dans cet épisode. Je vois plus qu’un fait divers de campagne dans ce mouvement instinctif qui fait que ces terriens, devenus soldats, ont choisi la pioche pour arme de combat.
En notre Vivarais, notre paysan, dans notre dialecte, appelle ses instruments de travail non pas des « outils » mais des « meubles » ; et c’est le patois qui a raison contre le français. Pour le remueur de terre, la charrue, la bêche, la pioche, le éau sont une chose plus noble qu’un simple outil ; ce sont les meubles qui ornent sa ferme ; c’est son seul luxe, au même titre que le large pétrin qui sert de table et le grand dressoir où luisent les écuelles, c’est avec eux qu’il fait vivre les siens et fait vivre le monde.
Et, parmi tous, le pic apparaît comme le meuble par excellence. C’est la pioche qui défriche les essarts des genêtières quand le feu les a fertilisés, c’est elle qui ouvre les béalières au travers des prairies pour les abreuver d’eau, c’est elle qui arrache à la terre les pommes de terre nourrissantes, c’est elle qui creuse les fondations des fermes et des églises, c’est elle aussi qui nous taille notre dernière demeure dans les cimetières herbeux de nos villages. Elle permet de vivre, elle permet de prier, elle nous donne la paix dans la mort ; et voici qu’aux mains de nos soldats elle a voulu tuer et devenir vengeresse de la patrie envahie.
Hardi les Ardéchois ! Continuez à piocher dans les rangs allemands, vous préparez la récolte prochaine. Que votre pioche tue a n que demain, rendus à votre terre évreusement
61 Cahier de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent n°139, 2018