Page 32 - MOBILITES MAGAZINE N°38
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Politiques & institutions
HUit dÉcennies de « stratÉgie dU rePli » dU rÉseaU ferroviaire en france
Le repli est une stratégie, disent les militaires. elle se trouve ici illustrée avec le repli constant de la consistance du réseau ferré français depuis huit décennies. il est ainsi passé de 42 000 km de lignes en 1937(1) à environ 28 808 km aujourd’hui (dont 25 428 km sont ouverts aux voyageurs). en dépit de la création de plus de 2800 km de Lignes à grande vitesse depuis 1981, le ré- seau ferré français est revenu à son kilo- métrage de... 1890 ! Cette stratégie a eu pour effet la disparition de 38% du réseau de 1938.
il est vrai qu’en zones rurales, beaucoup de ces lignes avait peu d’avenir, mais les sup- pressions ont continué, même quand la périurbanisation battait son plein(2), sans tenir compte des potentiels de transport liés à l’étalement urbain.
Pourtant, l’État avait été un véritable stratège ferroviaire durant près d’un siècle, impulsant et encadrant le développement ferroviaire en dépit du fait que le réseau avait été concédé à une série de compagnies privées qui, regroupées au fil des fusions, s’étaient réduites finalement à six en 1937.
Depuis la conception de l’ « Étoile de Le- grand » (1842), qui organisait la structure générale centralisée du réseau à partir de Paris jusqu’au « Plan Freycinet (1878), qui a étoffé ce réseau d’un maillage serré de 8700 km de lignes régionales et locales(3), l’intervention de l’État a été longtemps aussi forte que permanente. Jusqu’à créer, dès 1878, une compagnie nationale à partir du regroupement d’une douzaine de réseaux en faillite puis en reprenant en 1908 la Compagnie de l’ouest, pour former le réseau « ouest-État », puis « État ».
Le 1er janvier 1938, ce modèle est abandonné avec la création de la SNCF par rachat des compagnies privées du Nord, de l’est, de l’Alsace-Lorraine, du P.o.-Midi et du P.L.M. (Paris-Lyon-Méditerranée).
La nouvelle compagnie ferroviaire nationale se trouve alors dans une situation particu- lière, puisqu’elle est à la fois l’opérateur unique comme le gestionnaire et le déve- loppeur d’un réseau qui appartient à l’État. La SNCF est alors seule en europe à assumer toutes ces fonctions, puisque, même après la nationalisation de leurs chemins de fer, la plupart des États européens ont gardé en charge le développement ferroviaire tout en subventionnant leurs compagnies nationales pour entretenir le réseau(4).
en France, ce mélange des genres a eu
d’emblée d’importantes conséquences pour la consistance du réseau. Puisque c’est en 1938 et 1939, durant les deux premières années d’existence de la SNCF, que l’on supprime un maximum de kilométrage de lignes. Soit 14 400 km au total, dont 9700 km sont totalement fermés au trafic et 4700 km fermés aux seuls services voya- geurs, cela au nom de la « coordination rail-route ». Cette curieuse expression pour désigner la suppression de voies ferrées au profit de liaisons routières avait été expéri- mentée à petite échelle dès 1934 pour, of- ficiellement, réguler la concurrence alors anarchique entre trains et autocars...
Ces suppressions de services et de lignes deviendront une constante au fil des années. Une politique reprise après l’épisode de l’occupation, qui avait contraint à la réou- verture aux voyageurs de nombreuses lignes, faute d’alternatives routières. Une politique qui devient même, une forme de régulation des coûts pour la SNCF, en quelque sorte selon l’adage, « plus j’en coupe, moins ça me coûte ! ». Politique incitée par les gouvernements successifs, qui ont aban- donné stratégie et expertise ferroviaires in- dépendantes de celles de l’exploitant SNCF. incitation d’autant plus mise en pratique que dans le système mis en place par convention en 1937-1938, et qui perdurera durant trente ans, ce sont les dotations budgétaires annuelles(5) qui assurent l’équi- libre des comptes de la SNCF. Des dotations auxquelles s’ajoutent des subventions d’in- vestissements et même d’exploitation (à partir de 1949). Alors que la Convention prévoit la subvention des coûts de mainte- nance à hauteur de 60%, les investissements de développement et de modernisation, comme les grands chantiers d’électrifications des années 1950-1960, sont élaborés par la SNCF après accords et financements de
l’État, via les budgets successifs.
Les « Contrats de programme » signés à partir de 1969 donnent une plus grande autonomie de gestion et de tarification à la SNCF, mais en contrepartie de l’équilibre de ses comptes. Cette situation rend plus difficile le financement de la maintenance et des investissements de développement. en même temps, cette période, qui corres- pond au pic de la politique du « tout auto- mobile », voit la relance des fermetures de lignes (6700 km de 1969 à 1972). et elle se conclut par le Rapport guillaumat qui, en 1978, préconisait la quasi-liquidation du ré- seau ferré limité à 5000 km de lignes et 50 villes desservies. Rapport sans suite, mais dont le fantôme est fréquemment agité... L’absence d’État stratège est illustrée par les conditions économiques du lancement de la grande vitesse ferroviaire. À la diffé- rence des autoroutes, dont le réseau (concédé ou non) était alors en plein essor, l’État n’a pas voulu investir dans la construc- tion de la LgV Paris-Lyon, et il a incité la SNCF à contracter des emprunts libellés en eurodollars(6) sur le marché international. C’est l’origine d’une dette SNCF amplifiée au rythme de l’extension des LgV qui mo- nopolise l’essentiel des investissements au détriment du réseau classique, même si l’État et les régions qui veulent être reliées à la grande vitesse prennent de plus en plus leur part dans le développement de la grande vitesse.
Les mécanismes mis en place à la fondation de la SNCF et modifiés au fil du temps pour alléger la charge de l’État, ont perduré jusqu’en 1997, à la création de Réseau Ferré de France, gestionnaire d’infrastructures créé hors SNCF sur la base des directives européennes. Un système qui « confine » une dette du réseau, en réalité celle d’un État... sans stratégie ferroviaire !
1 Et il s’agit du réseau principal. S’ajoutaient 20 000 km de lignes secondaires la plupart établies à voie métrique et dont il ne subsiste que 550 km.
2 La périurbanisation explose durant les années 1965-1980 quand plus de 5 000 km de voies ferrées sont fermées y compris en périphérie de villes. Comme un grand nombre de gares et de haltes urbaines.
3 L’infrastructure de ces nouvelles lignes était prise en charge par l’État mais hors les voies et équipements.
4 Ce système classique inspirera en partie la directive européenne 91-440 qui inclue en outre la maintenance dans les fonctions des gestionnaires d’infrastructures.
5 Subventions pour charges d’infrastructures, « Indemnité compensatrice » pour service public et tarifs sociaux, subventions au système de retraites.
6 Cet instrument de prêt financier apparu après la crise pétrolière de 1973 était libellé en dollar afin d’éviter la taxation aux USA. Donc calé sur les fluctuations de la monnaie américaine. Avec des annuités de la SnCF coûteuses et incertaines.
7 Application en France de la directive européenne 91-440 déjà évoquée ici et qui sépare formellement les infrastructures ferroviaires de leur exploitation.
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