Page 129 - Les Misérables - Tome I - Fantine
P. 129

Fameuil interrompit de nouveau :
                     – Tholomyès, tes opinions font loi. Quel est ton auteur favori ?
                     – Ber…
                     – Quin ?
                     – Non. Choux.
                     Et Tholomyès poursuivit :
                     – Honneur à Bombarda ! il égalerait Munophis d’Éléphanta s’il pouvait
                  me cueillir une almée, et Thygélion de Chéronée s’il pouvait m’apporter une
                  hétaïre ! car, ô mesdames, il y avait des Bombarda en Grèce et en Égypte.
                  C’est Apulée qui nous l’apprend. Hélas ! toujours les mêmes choses et rien
                  de nouveau. Plus rien d’inédit dans la création du créateur ! Nil sub sole
                  novum, dit Salomon ; amor omnibus idem, dit Virgile ; et Carabine monte
                  avec Carabin dans la galiote de Saint-Cloud, comme Aspasie s’embarquait
                  avec Périclès sur la flotte de Samos. Un dernier mot. Savez-vous ce que
                  c’était qu’Aspasie, mesdames ? Quoiqu’elle vécût dans un temps où les
                  femmes n’avaient pas encore d’âme, c’était une âme ; une âme d’une nuance
                  rose et pourpre, plus embrasée que le feu, plus fraîche que l’aurore. Aspasie
                  était une créature en qui se touchaient les deux extrêmes de la femme ; c’était
                  la prostituée déesse. Socrate, plus Manon Lescaut. Aspasie fut créée pour le
                  cas où il faudrait une catin à Prométhée.
                     Tholomyès, lancé, se serait difficilement arrêté, si un cheval ne se fût
                  abattu sur le quai en cet instant-là même. Du choc, la charrette et l’orateur
                  restèrent court. C’était une jument beauceronne, vieille et maigre et digne
                  de  l’équarrisseur,  qui  traînait  une  charrette  fort  lourde.  Parvenue  devant
                  Bombarda, la bête, épuisée et accablée, avait refusé d’aller plus loin. Cet
                  incident avait fait de la foule. À peine le charretier, jurant et indigné, avait-
                  il eu le temps de prononcer avec l’énergie convenable le mot sacramentel :
                  mâtin ! appuyé d’un implacable coup de fouet, que la haridelle était tombée
                  pour ne plus se relever. Au brouhaha des passants, les gais auditeurs de
                  Tholomyès  tournèrent  la  tête,  et  Tholomyès  en  profita  pour  clore  son
                  allocution par cette strophe mélancolique :

                    Elle était de ce monde où coucous et carrosses
                    Ont le même destin,
                    Et, rosse, elle a vécu ce que vivent les rosses,
                    L’espace d’un : mâtin !

                     – Pauvre cheval, soupira Fantine.
                     Et Dahlia s’écria :
                     – Voilà Fantine qui va se mettre à plaindre les chevaux ! Peut-on être
                  fichue bête comme ça !




                  122
   124   125   126   127   128   129   130   131   132   133   134