Page 134 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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dans le vieil ordre social une foule d’institutions qu’on trouve de la sorte sur
son passage en plein air et qui n’ont pas pour être là d’autres raisons.
Le centre de la chaîne pendait sous l’essieu assez près de terre, et sur la
courbure, comme sur la corde d’une balançoire, étaient assises et groupées,
ce soir-là, dans un entrelacement exquis, deux petites filles, l’une d’environ
deux ans et demi, l’autre de dix-huit mois, la plus petite dans les bras de la
plus grande. Un mouchoir savamment noué les empêchait de tomber. Une
mère avait vu cette effroyable chaîne, et avait dit : Tiens ! voilà un joujou
pour mes enfants.
Les deux enfants, du reste gracieusement attifées, et avec quelque
recherche, rayonnaient ; on eût dit deux roses dans de la ferraille ; leurs yeux
étaient un triomphe ; leurs fraîches joues riaient. L’une était châtaine, l’autre
était brune. Leurs naïfs visages étaient deux étonnements ravis ; un buisson
fleuri qui était près de là envoyait aux passants des parfums qui semblaient
venir d’elles ; celle de dix-huit mois montrait son gentil ventre nu avec cette
chaste indécence de la petitesse. Au-dessous et autour de ces deux têtes
délicates, pétries dans le bonheur et trempées dans la lumière, le gigantesque
avant-train, noir de rouille, presque terrible, tout enchevêtré de courbes et
d’angles farouches, s’arrondissait comme un porche de caverne. À quelques
pas, accroupie sur le seuil de l’auberge, la mère, femme d’un aspect peu
avenant du reste, mais touchante en ce moment-là, balançait les deux enfants
au moyen d’une longue ficelle, les couvant des yeux de peur d’accident avec
cette expression animale et céleste propre à la maternité ; à chaque va-et-
vient, les hideux anneaux jetaient un bruit strident qui ressemblait à un cri
de colère ; les petites filles s’extasiaient, le soleil couchant se mêlait à cette
joie, et rien n’était charmant comme ce caprice du hasard qui avait fait d’une
chaîne de titans une escarpolette de chérubins.
Tout en berçant ses deux petites, la mère chantonnait d’une voix fausse
une romance alors célèbre :
Il le faut, disait un guerrier…
Sa chanson et la contemplation de ses filles l’empêchaient d’entendre et
de voir ce qui se passait dans la rue.
Cependant quelqu’un s’était approché d’elle, comme elle commençait le
premier couplet de la romance, et tout à coup elle entendit une voix qui disait
très près de son oreille :
– Vous avez là deux jolis enfants, madame.
– À la belle et tendre Imogine.
répondit la mère, continuant sa romance, puis elle tourna la tête.
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