Page 135 - Les Misérables - Tome I - Fantine
P. 135

Une femme était devant elle, à quelques pas. Cette femme, elle aussi,
                  avait un enfant qu’elle portait dans ses bras.
                     Elle portait en outre un assez gros sac de nuit qui semblait fort lourd.
                     L’enfant de cette femme était un des plus divins êtres qu’on pût voir.
                  C’était une fille de deux à trois ans. Elle eût pu jouter avec les deux autres
                  petites pour la coquetterie de l’ajustement ; elle avait un bavolet de linge
                  fin, des rubans à sa brassière et de la valenciennes à son bonnet. Le pli de
                  sa jupe relevée laissait voir sa cuisse blanche, potelée et ferme. Elle était
                  admirablement rose et bien portante. La belle petite donnait envie de mordre
                  dans les pommes de ses joues. On ne pouvait rien dire de ses yeux, sinon
                  qu’ils devaient être très grands et qu’ils avaient des cils magnifiques. Elle
                  dormait.
                     Elle dormait de ce sommeil d’absolue confiance propre à son âge. Les
                  bras des mères sont faits de tendresse ; les enfants y dorment profondément.
                     Quant à la mère, l’aspect en était pauvre et triste. Elle avait la mise d’une
                  ouvrière qui tend à redevenir paysanne. Elle était jeune. Était-elle belle ?
                  peut-être ; mais avec cette mise il n’y paraissait pas. Ses cheveux, d’où
                  s’échappait une mèche blonde, semblaient fort épais, mais disparaissaient
                  sévèrement sous une coiffe de béguine, laide, serrée, étroite, et nouée au
                  menton. Le rire montre les belles dents quand on en a ; mais elle ne riait
                  point. Ses yeux ne semblaient pas être secs depuis très longtemps. Elle était
                  pâle ; elle avait l’air très lasse et un peu malade ; elle regardait sa fille
                  endormie dans ses bras avec cet air particulier d’une mère qui a nourri son
                  enfant. Un large mouchoir bleu comme ceux où se mouchent les invalides,
                  plié  en  fichu,  masquait  lourdement  sa  taille.  Elle  avait  les  mains  hâlées
                  et  toutes  piquées  de  taches  de  rousseur,  l’index  durci  et  déchiqueté  par
                  l’aiguille, une mante brune de laine bourrue, une robe de toile et de gros
                  souliers. C’était Fantine.
                     C’était  Fantine.  Difficile  à  reconnaître.  Pourtant,  à  l’examiner
                  attentivement, elle avait toujours sa beauté. Un pli triste, qui ressemblait à
                  un commencement d’ironie, ridait sa joue droite. Quant à sa toilette, cette
                  aérienne toilette de mousseline et de rubans qui semblait faite avec de la
                  gaîté, de la folie et de la musique, pleine de grelots et parfumée de lilas,
                  elle s’était évanouie comme ces beaux givres éclatants qu’on prend pour des
                  diamants au soleil ; ils fondent et laissent la branche toute noire.
                     Dix mois s’étaient écoulés depuis « la bonne farce ».
                     Que s’était-il passé pendant ces dix mois ? on le devine.
                     Après  l’abandon,  la  gêne.  Fantine  avait  tout  de  suite  perdu  de  vue
                  Favourite, Zéphine et Dahlia ; le lien, brisé du côté des hommes, s’était
                  défait du côté des femmes ; on les eût bien étonnées, quinze jours après,
                  si on leur eût dit qu’elles étaient amies ; cela n’avait plus de raison d’être.





                  128
   130   131   132   133   134   135   136   137   138   139   140