Page 133 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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LIVRE QUATRIÈME

                      Confier, c’est quelquefois livrer





                                                     I
                            Une mère qui en rencontre une autre


                     Il y avait, dans le premier quart de ce siècle, à Montfermeil, près Paris,
                  une façon de gargote qui n’existe plus aujourd’hui. Cette gargote était tenue
                  par des gens appelés Thénardier, mari et femme. Elle était située dans la
                  ruelle du Boulanger. On voyait au-dessus de la porte une planche clouée à
                  plat sur le mur. Sur cette planche était peint quelque chose qui ressemblait
                  à un homme portant sur son dos un autre homme, lequel avait de grosses
                  épaulettes de général dorées avec de larges étoiles argentées ; des taches
                  rouges figuraient du sang ; le reste du tableau était de la fumée et représentait
                  probablement une bataille. Au bas on lisait cette inscription : Au sergent de
                  Waterloo.
                     Rien n’est plus ordinaire qu’un tombereau ou une charrette à la porte
                  d’une auberge. Cependant le véhicule ou, pour mieux dire, le fragment de
                  véhicule qui encombrait la rue devant la gargote du Sergent de Waterloo, un
                  soir du printemps de 1818, eût certainement attiré par sa masse l’attention
                  d’un peintre qui eût passé là.
                     C’était l’avant-train d’un de ces fardiers, usités dans les pays de forêts,
                  et  qui  servent  à  charrier  des  madriers  et  des  troncs  d’arbres.  Cet  avant-
                  train se composait d’un massif essieu de fer à pivot où s’emboîtait un lourd
                  timon, et que supportaient deux roues démesurées. Tout cet ensemble était
                  trapu, écrasant et difforme. On eût dit l’affût d’un canon géant. Les ornières
                  avaient donné aux roues, aux jantes, aux moyeux, à l’essieu et au timon, une
                  couche de vase, hideux badigeonnage jaunâtre assez semblable à celui dont
                  on orne volontiers les cathédrales. Le bois disparaissait sous la boue et le
                  fer sous la rouille. Sous l’essieu pendait en draperie une grosse chaîne digne
                  de Goliath forçat. Cette chaîne faisait songer, non aux poutres qu’elle avait
                  fonction de transporter, mais aux mastodontes et aux mammons qu’elle eût
                  pu atteler ; elle avait un air de bagne, mais de bagne cyclopéen et surhumain,
                  et elle semblait détachée de quelque monstre. Homère y eût lié Polyphème
                  et Shakespeare Caliban.
                     Pourquoi cet avant-train de fardier était-il à cette place dans la rue ?
                  D’abord, pour encombrer la rue ; ensuite pour achever de se rouiller. Il y a




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