Page 137 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Comme elle passait devant l’auberge Thénardier, les deux petites filles,
                  enchantées sur leur escarpolette monstre, avaient été pour elle une sorte
                  d’éblouissement, et elle s’était arrêtée devant cette vision de joie.
                     Il y a des charmes. Ces deux petites filles en furent un pour cette mère.
                     Elle les considérait, tout émue. La présence des anges est une annonce
                  de paradis. Elle crut voir au-dessus de cette auberge le mystérieux ICI de
                  la providence. Ces deux petites étaient évidemment heureuses ! Elle les
                  regardait, elle les admirait, tellement attendrie qu’au moment où la mère
                  reprenait haleine entre deux vers de sa chanson, elle ne put s’empêcher de
                  lui dire ce mot qu’on vient de lire :
                     – Vous avez là deux jolis enfants, madame.
                     Les créatures les plus féroces sont désarmées par la caresse à leurs petits.
                  La mère leva la tête et remercia, et fit asseoir la passante sur le banc de la
                  porte, elle-même étant sur le seuil. Les deux femmes causèrent.
                     – Je m’appelle madame Thénardier, dit la mère des deux petites. Nous
                  tenons cette auberge.
                     Puis, toujours à sa romance, elle reprit entre ses dents :
                      Il le faut, je suis chevalier
                      Et je pars pour la Palestine.

                     Cette madame Thénardier était une femme rousse, charnue, anguleuse ;
                  le type femme-à-soldat dans toute sa disgrâce. Et, chose bizarre, avec un air
                  penché qu’elle devait à des lectures romanesques. C’était une minaudière
                  hommasse. De vieux romans qui se sont éraillés sur des imaginations de
                  gargotières, ont de ces effets-là. Elle était jeune encore ; elle avait à peine
                  trente ans. Si cette femme, qui était accroupie, se fût tenue droite, peut-être sa
                  haute taille et sa carrure de colosse ambulant propre aux foires, eussent-elles
                  dès l’abord effarouché la voyageuse, troublé sa confiance, et fait évanouir ce
                  que nous avons à raconter. Une personne qui est assise au lieu d’être debout,
                  les destinées tiennent à cela.
                     La voyageuse raconta son histoire, un peu modifiée.
                     Qu’elle était ouvrière ; que son mari était mort ; que le travail lui manquait
                  à Paris, et qu’elle allait en chercher ailleurs ; dans son pays ; qu’elle avait
                  quitté Paris, le matin même, à pied ; que, comme elle portait son enfant, se
                  sentant fatiguée, et ayant rencontré la voiture de Villemomble, elle y était
                  montée ; que de Villemomble elle était venue à Montfermeil à pied ; que la
                  petite avait un peu marché, mais pas beaucoup, c’est si jeune, et qu’il avait
                  fallu la prendre, et que le bijou s’était endormi.
                     Et sur ce mot elle donna à sa fille un baiser passionné qui la réveilla.
                  L’enfant ouvrit les yeux, de grands yeux bleus comme ceux de sa mère,
                  et regarda, quoi ? rien, tout, avec cet air sérieux et quelquefois sévère des





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