Page 141 - Les Misérables - Tome I - Fantine
P. 141
L’enseigne de son cabaret était une allusion à l’un de ses faits d’armes. Il
l’avait peinte lui-même, car il savait faire un peu de tout ; mal.
C’était l’époque où l’antique roman classique, qui, après avoir été
Clélie, n’était plus que Lodoïska, toujours noble, mais de plus en plus
vulgaire, tombé de mademoiselle de Scudéri à madame Bournon-Malarme
et de madame de Lafayette à madame Barthélemy-Hadot, incendiait l’âme
aimante des portières de Paris et ravageait même un peu la banlieue.
Madame Thénardier était juste assez intelligente pour lire ces espèces de
livres. Elle s’en nourrissait. Elle y noyait ce qu’elle avait de cervelle ; cela lui
avait donné, tant qu’elle avait été très jeune, et même un peu plus tard, une
sorte d’attitude pensive près de son mari, coquin d’une certaine profondeur,
ruffian lettré à la grammaire près, grossier et fin en même temps, mais, en
fait de sentimentalisme, lisant Pigault-Lebrun, et pour « tout ce qui touche
le sexe », comme il disait dans son jargon, butor correct et sans mélange.
Sa femme avait quelque douze ou quinze ans de moins que lui. Plus tard,
quand les cheveux romanesquement pleureurs commencèrent à grisonner,
quand la Mégère se dégagea de la Paméla, la Thénardier ne fut plus qu’une
grosse méchante femme ayant savouré des romans bêtes. Or on ne lit pas
impunément des niaiseries. Il en résulta que sa fille aînée se nomma Éponine.
Quant à la cadette, la pauvre petite faillit se nommer Gulnare ; elle dut à je
ne sais quelle heureuse diversion faite par un roman de Ducray-Duminil, de
ne s’appeler qu’Azelma.
Au reste, pour le dire en passant, tout n’est pas ridicule et superficiel dans
cette curieuse époque à laquelle nous faisons ici allusion, et qu’on pourrait
appeler l’anarchie des noms de baptême. À côté de l’élément romanesque,
que nous venons d’indiquer, il y a le symptôme social. Il n’est pas rare
aujourd’hui que le garçon bouvier se nomme Arthur, Alfred ou Alphonse,
et que le vicomte – s’il y a encore des vicomtes – se nomme Thomas, Pierre
ou Jacques. Ce déplacement qui met le nom « élégant » sur le plébéien et le
nom campagnard sur l’aristocrate n’est autre chose qu’un remous d’égalité.
L’irrésistible pénétration du souffle nouveau est là comme en tout. Sous cette
discordance apparente, il y a une chose grande et profonde, la révolution
française.
III
L’alouette
Il ne suffit pas d’être méchant pour prospérer. La gargote allait mal.
Grâce aux cinquante-sept francs de la voyageuse, Thénardier avait pu
éviter un protêt et faire honneur à sa signature. Le mois suivant ils eurent
134