Page 146 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Il n’y avait pas de poche si obscure où il n’y eût un peu d’argent, pas de logis
si pauvre où il n’y eût un peu de joie.
Le père Madeleine employait tout le monde. Il n’exigeait qu’une chose :
soyez honnête homme ! soyez honnête fille !
Comme nous l’avons dit, au milieu de cette activité dont il était la cause
et le pivot, le père Madeleine faisait sa fortune, mais, chose assez singulière
dans un simple homme de commerce, il ne paraissait point que ce fût là son
principal souci. Il semblait qu’il songeât beaucoup aux autres et peu à lui.
En 1820, on lui connaissait une somme de six cent trente mille francs placée
à son nom chez Laffitte ; mais avant de se réserver ces six cent trente mille
francs, il avait dépensé plus d’un million pour la ville et pour les pauvres.
L’hôpital était mal doté ; il y avait fondé dix lits. Montreuil-sur-Mer est
divisé en ville haute et ville basse. La ville basse qu’il habitait n’avait qu’une
école, méchante masure qui tombait en ruine ; il en avait construit deux, une
pour les filles, l’autre pour les garçons. Il allouait de ses deniers aux deux
instituteurs une indemnité double de leur maigre traitement officiel, et un
jour, à quelqu’un qui s’en étonnait, il dit : « Les deux premiers fonctionnaires
de l’état, c’est la nourrice et le maître d’école. » Il avait créé à ses frais
une salle d’asile, chose alors presque inconnue en France, et une caisse de
secours pour les ouvriers vieux et infirmes. Sa manufacture étant un centre,
un nouveau quartier où il y avait bon nombre de familles indigentes avait
rapidement surgi autour de lui ; il y avait établi une pharmacie gratuite.
Dans les premiers temps, quand on le vit commencer, les bonnes âmes
dirent : C’est un gaillard qui veut s’enrichir. Quand on le vit enrichir le
pays avant de s’enrichir lui-même, les mêmes bonnes âmes dirent : C’est
un ambitieux. Cela semblait d’autant plus probable que cet homme était
religieux, et même pratiquait dans une certaine mesure, chose fort bien vue
à cette époque. Il allait régulièrement entendre une basse messe tous les
dimanches. Le député local, qui flairait partout des concurrences, ne tarda
pas à s’inquiéter de cette religion. Ce député, qui avait été membre du corps
législatif de l’empire, partageait les idées religieuses d’un père de l’oratoire
connu sous le nom de Fouché, duc d’Otrante, dont il avait été la créature
et l’ami. À huis clos il riait de Dieu doucement. Mais quand il vit le riche
manufacturier Madeleine aller à la basse messe de sept heures, il entrevit
un candidat possible, et résolut de le dépasser ; il prit un confesseur jésuite
et alla à la grand-messe et à vêpres. L’ambition en ce temps-là était, dans
l’acception directe du mot, une course au clocher. Les pauvres profitèrent
de cette terreur comme le bon Dieu, car l’honorable député fonda aussi deux
lits à l’hôpital ; ce qui fit douze.
Cependant en 1819 le bruit se répandit un matin dans la ville que, sur la
présentation de M. le préfet et en considération des services rendus au pays,
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