Page 144 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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LIVRE CINQUIÈME

                                          La descente




                                                     I
                   Histoire d’un progrès dans les verroteries noires



                     Cette mère cependant qui, au dire des gens de Montfermeil, semblait
                  avoir abandonné son enfant, que devenait-elle ? où était-elle ? que faisait-
                  elle ?
                     Après avoir laissé sa petite Cosette aux Thénardier, elle avait continué
                  son chemin et était arrivée à Montreuil-sur-Mer.
                     C’était, on se le rappelle, en 1818.
                     Fantine avait quitté sa province depuis une dizaine d’années. Montreuil-
                  sur-Mer avait changé d’aspect. Tandis que Fantine descendait lentement de
                  misère en misère, sa ville natale avait prospéré.
                     Depuis deux ans environ, il s’y était accompli un de ces faits industriels
                  qui sont les grands évènements des petits pays.
                     Ce détail importe, et nous croyons utile de le développer ; nous dirions
                  presque, de le souligner.
                     De temps immémorial, Montreuil-sur-Mer avait pour industrie spéciale
                  l’imitation  des  jais  anglais  et  des  verroteries  noires  d’Allemagne.  Cette
                  industrie avait toujours végété, à cause de la cherté des matières premières
                  qui  réagissait  sur  la  main-d’œuvre.  Au  moment  où  Fantine  revint  à
                  Montreuil-sur-Mer,  une  transformation  inouïe  s’était  opérée  dans  cette
                  production des « articles noirs ». Vers la fin de 1815, un homme, un inconnu,
                  était venu s’établir dans la ville et avait eu l’idée de substituer, dans cette
                  fabrication, la gomme laque à la résine et, pour les bracelets en particulier,
                  les coulants en tôle simplement rapprochée aux coulants en tôle soudée. Ce
                  tout petit changement avait été une révolution.
                     Ce tout petit changement en effet avait prodigieusement réduit le prix
                  de la matière première, ce qui avait permis, premièrement d’élever le prix
                  de la main-d’œuvre, bienfait pour le pays, deuxièmement d’améliorer la
                  fabrication,  avantage  pour  le  consommateur,  troisièmement  de  vendre  à
                  meilleur marché tout en triplant le bénéfice, profit pour le manufacturier.
                     Ainsi pour une idée trois résultats.
                     En moins de trois ans, l’auteur de ce procédé était devenu riche, ce qui est
                  bien, et avait tout fait riche autour de lui, ce qui est mieux. Il était étranger




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