Page 149 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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contre les rats rien qu’avec l’odeur d’un petit cochon de Barbarie qu’il y
                  mettait.
                     Un jour il voyait des gens du pays très occupés à arracher des orties ; il
                  regarda ce tas de plantes déracinées et déjà desséchées, et dit : – C’est mort.
                  Cela serait pourtant bon si l’on savait s’en servir. Quand l’ortie est jeune, la
                  feuille est un légume excellent ; quand elle vieillit, elle a des filaments et des
                  fibres comme le chanvre et le lin. La toile d’ortie vaut la toile de chanvre.
                  Hachée, l’ortie est bonne pour la volaille ; broyée, elle est bonne pour les
                  bêtes à cornes. La graine de l’ortie mêlée au fourrage donne du luisant au
                  poil des animaux ; la racine mêlée au sel produit une belle couleur jaune.
                  C’est du reste un excellent foin qu’on peut faucher deux fois. Et que faut-
                  il à l’ortie ? Peu de terre, nul soin, nulle culture. Seulement la graine tombe
                  à mesure qu’elle mûrit, et est difficile à récolter. Voilà tout. Avec quelque
                  peine qu’on prendrait, l’ortie serait utile ; on la néglige, elle devient nuisible.
                  Alors on la tue. Que d’hommes ressemblent à l’ortie ! – Il ajouta après un
                  silence : Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais
                  hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs.
                     Les enfants l’aimaient encore parce qu’il savait faire de charmants petits
                  ouvrages avec de la paille et des noix de coco.
                     Quand  il  voyait  la  porte  d’une  église  tendue  de  noir,  il  entrait  ;  il
                  recherchait  un  enterrement  comme  d’autres  recherchent  un  baptême.  Le
                  veuvage et le malheur d’autrui l’attiraient à cause de sa grande douceur ; il se
                  mêlait aux amis en deuil, aux familles vêtues de noir, aux prêtres gémissant
                  autour d’un cercueil. Il semblait donner volontiers pour texte à ses pensées
                  ces psalmodies funèbres pleines de la vision d’un autre monde. L’œil au ciel,
                  il écoutait, avec une sorte d’aspiration vers tous les mystères de l’infini, ces
                  voix tristes qui chantent sur le bord de l’abîme obscur de la mort.
                     Il faisait une foule de bonnes actions en se cachant comme on se cache
                  pour les mauvaises. Il pénétrait à la dérobée, le soir, dans les maisons ; il
                  montait furtivement des escaliers. Un pauvre diable, en rentrant dans son
                  galetas, trouvait que sa porte avait été ouverte, quelquefois même forcée,
                  dans son absence. Le pauvre homme se récriait : quelque malfaiteur est
                  venu ! Il entrait, et la première chose qu’il voyait, c’était une pièce d’or
                  oubliée  sur  un  meuble.  «  Le  malfaiteur  »  qui  était  venu,  c’était  le  père
                  Madeleine.
                     Il était affable et triste. Le peuple disait : Voilà un homme riche qui n’a
                  pas l’air fier. Voilà un homme heureux qui n’a pas l’air content.
                     Quelques-uns  prétendaient  que  c’était  un  personnage  mystérieux  et
                  affirmaient qu’on n’entrait jamais dans sa chambre, laquelle était une vraie
                  cellule d’anachorète meublée de sabliers ailés et enjolivée de tibias en croix
                  et de têtes de mort. Cela se disait beaucoup, si bien que quelques jeunes





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