Page 150 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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femmes élégantes et malignes de Montreuil-sur-Mer vinrent chez lui un
jour, et lui demandèrent : – Monsieur le maire, montrez-nous donc votre
chambre. On dit que c’est une grotte. – Il sourit, et les introduisit sur-le-
champ dans cette « grotte ». Elles furent bien punies de leur curiosité. C’était
une chambre garnie tout bonnement de meubles d’acajou assez laids comme
tous les meubles de ce genre et tapissée de papier à douze sous. Elles n’y
purent rien remarquer que deux flambeaux de forme vieillie qui étaient sur
la cheminée et qui avaient l’air d’être en argent, « car ils étaient contrôlés ».
Observation pleine de l’esprit des petites villes.
On n’en continua pas moins de dire que personne ne pénétrait dans cette
chambre et que c’était une caverne d’ermite, un rêvoir, un trou, un tombeau.
On se chuchotait aussi qu’il avait des sommes « immenses » déposées
chez Laffitte, avec cette particularité qu’elles étaient toujours à sa
disposition immédiate, de telle sorte, ajoutait-on, que M. Madeleine pourrait
arriver un matin chez Laffitte, signer un reçu et emporter ses deux ou trois
millions en dix minutes. Dans la réalité ces « deux ou trois millions » se
réduisaient, nous l’avons dit, à six cent trente ou quarante mille francs.
IV
M. Madeleine en deuil
Au commencement de 1821, les journaux annoncèrent la mort de
M. Myriel, évêque de Digne, « surnommé monseigneur Bienvenu », et
trépassé en odeur de sainteté à l’âge de quatre-vingt-deux ans.
L’évêque de Digne, pour ajouter ici un détail que les journaux omirent,
était, quand il mourut, depuis plusieurs années aveugle, et content d’être
aveugle, sa sœur étant près de lui.
Disons-le en passant, être aveugle et être aimé, c’est en effet, sur cette
terre où rien n’est complet, une des formes les plus étrangement exquises
du bonheur. Avoir continuellement à ses côtés une femme, une fille, une
sœur, un être charmant, qui est là parce que vous avez besoin d’elle et parce
qu’elle ne peut se passer de vous, se savoir indispensable à qui nous est
nécessaire, pouvoir incessamment mesurer son affection à la quantité de
présence qu’elle nous donne, et se dire : puisqu’elle me consacre tout son
temps, c’est que j’ai tout son cœur ; voir la pensée à défaut de la figure,
constater la fidélité d’un être dans l’éclipse du monde, percevoir le frôlement
d’une robe comme un bruit d’ailes, l’entendre aller et venir, sortir, rentrer,
parler, chanter, et songer qu’on est le centre de ces pas, de cette parole, de ce
chant, manifester à chaque minute sa propre attraction, se sentir d’autant plus
puissant qu’on est plus infirme, devenir dans l’obscurité, et par l’obscurité,
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