Page 152 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Une remarque qu’on faisait encore, c’est que, chaque fois qu’il passait
                  dans la ville un jeune savoyard courant le pays et cherchant des cheminées à
                  ramoner, M. le maire le faisait appeler, lui demandait son nom, et lui donnait
                  de l’argent. Les petits savoyards se le disaient, et il en passait beaucoup.



                                                     V
                                   Vagues éclairs à l’horizon



                     Peu à peu, et avec le temps, toutes les oppositions étaient tombées. Il y
                  avait eu d’abord contre M. Madeleine, sorte de loi que subissent toujours
                  ceux qui s’élèvent, des noirceurs et des calomnies, puis ce ne fut plus que des
                  méchancetés, puis ce ne fut plus que des malices, puis cela s’évanouit tout
                  à fait ; le respect devint complet, unanime, cordial, et il arriva un moment,
                  vers 1821, où ce mot : monsieur le maire, fut prononcé à Montreuil-sur-Mer
                  presque du même accent que ce mot : monseigneur l’évêque, était prononcé
                  à Digne en 1815. On venait de dix lieues à la ronde consulter M. Madeleine.
                  Il terminait les différends, il empêchait les procès, il réconciliait les ennemis.
                  Chacun le prenait pour juge de son bon droit. Il semblait qu’il eût pour âme
                  le livre de la loi naturelle. Ce fut comme une contagion de vénération qui,
                  en six ou sept ans et de proche en proche, gagna tout le pays.
                     Un  seul  homme,  dans  la  ville  et  dans  l’arrondissement,  se  déroba
                  absolument à cette contagion, et, quoi que fit le père Madeleine, y demeura
                  rebelle,  comme  si  une  sorte  d’instinct,  incorruptible  et  imperturbable,
                  l’éveillait  et  l’inquiétait.  Il  semblerait  en  effet  qu’il  existe  dans  certains
                  hommes un véritable instinct bestial, pur et intègre comme tout instinct, qui
                  crée les antipathies et les sympathies, qui sépare fatalement une nature d’une
                  autre nature, qui n’hésite pas, qui ne se trouble, ne se tait et ne se dément
                  jamais, clair dans son obscurité, infaillible, impérieux, réfractaire à tous les
                  conseils de l’intelligence et à tous les dissolvants de la raison, et qui, de
                  quelque façon que les destinées soient faites, avertit secrètement l’homme-
                  chien de la présence de l’homme-chat, et l’homme-renard de la présence de
                  l’homme-lion.
                     Souvent, quand M. Madeleine passait dans une rue, calme, affectueux,
                  entouré des bénédictions de tous, il arrivait qu’un homme de haute taille vêtu
                  d’une redingote gris de fer, armé d’une grosse canne et coiffé d’un chapeau
                  rabattu, se retournait brusquement derrière lui, et le suivait des yeux jusqu’à
                  ce qu’il eût disparu, croisant les bras, secouant lentement la tête, et haussant
                  sa lèvre supérieure avec sa lèvre inférieure jusqu’à son nez, sorte de grimace
                  significative qui pourrait se traduire par : – Mais qu’est-ce que c’est que




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