Page 231 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Il traversa la petite rivière Crinchon et se trouva dans un dédale de ruelles
étroites où il se perdit. Un bourgeois cheminait avec un falot. Après quelque
hésitation, il prit le parti de s’adresser à ce bourgeois, non sans avoir d’abord
regardé devant et derrière lui, comme s’il craignait que quelqu’un n’entendit
la question qu’il allait faire.
– Monsieur, dit-il, le palais de justice, s’il vous plaît ?
– Vous n’êtes pas de la ville, monsieur, répondit le bourgeois qui était
un assez vieux homme, eh bien, suivez-moi. Je vais précisément du côté du
palais de justice, c’est-à-dire du côté de l’hôtel de la préfecture. Car on répare
en ce moment le palais, et provisoirement les tribunaux ont leurs audiences
à la préfecture.
– Est-ce là, demanda-t-il, qu’on tient les assises ?
– Sans doute, monsieur. Voyez-vous, ce qui est la préfecture aujourd’hui
était l’évêché avant la révolution. Monsieur de Conzié, qui était évêque en
quatre-vingt-deux, y a fait bâtir une grande salle. C’est dans cette grande
salle qu’on juge.
Chemin faisant, le bourgeois lui dit :
– Si c’est un procès que monsieur veut voir, il est un peu tard.
Ordinairement les séances finissent à six heures.
Cependant, comme ils arrivaient sur la grande place, le bourgeois lui
montra quatre longues fenêtres éclairées sur la façade d’un vaste bâtiment
ténébreux.
– Ma foi, monsieur, vous arrivez à temps, vous avez du bonheur. Voyez-
vous ces quatre fenêtres ? c’est la cour d’assises. Il y a de la lumière. Donc
ce n’est pas fini. L’affaire aura traîné en longueur et on fait une audience
du soir. Vous vous intéressez à cette affaire ? Est-ce que c’est un procès
criminel ? Est-ce que vous êtes témoin ?
Il répondit :
– Je ne viens pour aucune affaire, j’ai seulement à parler à un avocat.
– C’est différent, dit le bourgeois. Tenez, monsieur, voici la porte. Où est
le factionnaire. Vous n’aurez qu’à monter le grand escalier.
Il se conforma aux indications du bourgeois, et, quelques minutes après,
il était dans une salle où il y avait beaucoup de monde et où des groupes
mêlés d’avocats en robe chuchotaient çà et là.
C’est toujours une chose qui serre le cœur de voir ces attroupements
d’hommes vêtus de noir qui murmurent entre eux à voix basse sur le seuil
des chambres de justice. Il est rare que la charité et la pitié sortent de toutes
ces paroles. Ce qui en sort le plus souvent, ce sont des condamnations
faites d’avance. Tous ces groupes semblent à l’observateur qui passe et qui
rêve autant de ruches sombres où des esprits bourdonnants construisent en
commun toutes sortes d’édifices ténébreux.
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