Page 227 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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La sœur Simplice envoya une fille de service s’informer près de la
portière de la fabrique si M. le maire était rentré et s’il ne monterait pas
bientôt à l’infirmerie. La fille revint au bout de quelques minutes.
Fantine était toujours immobile et paraissait attentive à des idées qu’elle
avait.
La servante raconta très bas à la sœur Simplice que M. le maire était parti
le matin même avant six heures dans un petit tilbury attelé d’un cheval blanc,
par le froid qu’il faisait, qu’il était parti seul, pas même de cocher, qu’on ne
savait pas le chemin qu’il avait pris, que des personnes disaient l’avoir vu
tourner par la route d’Arras, que d’autres assuraient l’avoir rencontré sur la
route de Paris. Qu’en s’en allant il avait été comme à l’ordinaire, très doux,
et qu’il avait seulement dit à la portière qu’on ne l’attendît pas cette nuit.
Pendant que les deux femmes, le dos tourné au lit de la Fantine,
chuchotaient, la sœur questionnant, la servante conjecturant, la Fantine,
avec cette vivacité fébrile de certaines maladies organiques qui mêle les
mouvements libres de la santé à l’effrayante maigreur de la mort, s’était mise
à genoux sur son lit, ses deux poings crispés appuyés sur le traversin, et, la
tête passée par l’intervalle des rideaux, elle écoutait. Tout à coup elle cria :
– Vous parlez là de monsieur Madeleine ! pourquoi parlez-vous tout bas ?
Qu’est-ce qu’il fait ? Pourquoi ne vient-il pas ?
Sa voix était si brusque et si rauque que les deux femmes crurent entendre
une voix d’homme ; elles se retournèrent effrayées.
– Répondez donc ! cria Fantine.
La servante balbutia :
– La portière m’a dit qu’il ne pourrait pas venir aujourd’hui.
– Mon enfant, dit la sœur, tenez-vous tranquille, recouchez-vous.
Fantine, sans changer d’attitude, reprit d’une voix haute et avec un accent
tout à la fois impérieux et déchirant :
– Il ne pourra venir ? Pourquoi cela ? Vous savez la raison. Vous la
chuchotiez là entre vous. Je veux la savoir.
La servante se hâta de dire à l’oreille de la religieuse : – Répondez qu’il
est occupé au conseil municipal.
La sœur Simplice rougit légèrement ; c’était un mensonge que la servante
lui proposait. D’un autre côté il lui semblait bien que dire la vérité à la malade
ce serait sans doute lui porter un coup terrible et que cela était grave dans
l’état où était Fantine. Cette rougeur dura peu. La sœur leva sur Fantine son
œil calme et triste, et dit :
– Monsieur le maire est parti.
Fantine se redressa et s’assit sur ses talons. Ses yeux étincelèrent. Une
joie inouïe rayonna sur cette physionomie douloureuse.
– Parti ! s’écria-t-elle. Il est allé chercher Cosette !
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