Page 223 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Il arrêta le cheval et demanda au cantonnier :
                     – Combien y a-t-il encore d’ici à Arras ?
                     – Près de sept grandes lieues.
                     – Comment cela ? le livre de poste ne marque que cinq lieues et un quart.
                     – Ah ! reprit le cantonnier, vous ne savez donc pas que la route est en
                  réparation ? Vous allez la trouver coupée à un quart d’heure d’ici. Pas moyen
                  d’aller plus loin.
                     – Vraiment.
                     – Vous prendrez à gauche, le chemin qui va à Carency, vous passerez la
                  rivière ; et, quand vous serez à Camblin, vous tournerez à droite ; c’est la
                  route de Mont-Saint-Éloy qui va à Arras.
                     – Mais voilà la nuit, je me perdrai.
                     – Vous n’êtes pas du pays ?
                     – Non.
                     – Avec ça, c’est tout chemins de traverse. – Tenez, monsieur, reprit le
                  cantonnier, voulez-vous que je vous donne un conseil ? Votre cheval est las,
                  rentrez dans Tinques. Il y a une bonne auberge. Couchez-y. Vous irez demain
                  à Arras.
                     – Il faut que j’y sois ce soir.
                     – C’est différent. Alors allez tout de même à cette auberge et prenez-y un
                  cheval de renfort. Le garçon du cheval vous guidera dans la traverse.
                     Il suivit le conseil du cantonnier, rebroussa chemin, et une demi-heure
                  après il repassait au même endroit, mais au grand trot, avec un bon cheval de
                  renfort. Un garçon d’écurie qui s’intitulait postillon était assis sur le brancard
                  de la carriole.
                     Cependant il sentait qu’il perdait du temps.
                     Il faisait tout à fait nuit.
                     Ils s’engagèrent dans la traverse. La route devint affreuse. La carriole
                  tombait d’une ornière dans l’autre. Il dit au postillon :
                     – Toujours au trot, et double pourboire.
                     Dans un cahot le palonnier cassa.
                     –  Monsieur,  dit  le  postillon,  voilà  le  palonnier  cassé,  je  ne  sais  plus
                  comment atteler mon cheval, cette route-ci est bien mauvaise la nuit ; si
                  vous vouliez revenir coucher à Tinques, nous pourrions être demain matin
                  de bonne heure à Arras.
                     Il répondit : – As-tu un bout de corde et un couteau ?
                     – Oui, monsieur.
                     Il coupa une branche d’arbre et en fit un palonnier.
                     Ce fut encore une perte de vingt minutes ; mais ils repartirent au galop.
                     La plaine était ténébreuse. Des brouillards bas, courts et noirs rampaient
                  sur les collines et s’en arrachaient comme des fumées. Il y avait des lueurs




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